MOSCOU (par Vladimir Simonov, commentateur politique de RIA-Novosti).
Au 20e siècle, la Russie a subi trois crises démographiques: pendant la première guerre mondiale et la révolution (1915-1922), au cours de la collectivisation des exploitations paysannes et des répressions staliniennes (1930-1936) et pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais le pays a alors réussi à rétablir relativement vite le nombre de sa population. Après 1945, un véritable boom des naissances a eu lieu en URSS, la population d'avant-guerre a été ainsi dépassée.
La quatrième crise démographique actuelle provoquée par les bouleversements socio-économiques à la charnière des années 80 et 90 ne ressemble pas aux crises précédentes. Il est peu probable que la Russie puisse rétablir le potentiel humain perdu, prédit la science nationale.
Depuis 1992, le nombre de Russes s'est réduit de 2,5 %. Selon les estimations du Centre de la démographie et de l'écologie de l'homme de l'Académie des sciences de Russie, si chaque femme du pays ne met pas au monde 2 enfants et si près de la moitié des familles n'ont pas 3 enfants - ce qui est un véritable exploit de nos jours - le taux de renouvellement des générations dans les proportions précédentes sera impossible. Il naît en moyenne 1,3 enfant par foyer, soit deux fois moins que l'exige la loi du renouvellement de la nation.
La natalité actuelle dans le pays est la plus basse au monde. Par cet indice, seules l'Allemagne et l'Espagne se rapprochent de notre pays, mais les habitants de ces Etats meurent à un âge bien plus avancé. En Russie, la morgue devient un établissement bien plus fréquenté que la maternité. Si, dans la période de 1989 à 1990, c'est-à-dire à l'aube du tournant historique, il y avait en Russie 11 décès sur 1000 habitants, en 2003, cet indice était déjà de 16,4. Par conséquent, par l'espérance de vie, notre pays occupe l'une des dernières places au monde. Les hommes russes vivent jusqu'à 58 ans, les femmes russes jusqu'à 72 ans, alors que ces indices sont, respectivement de 78 et de 80 ans dans les pays plus prospères.
Il est vrai, l'espérance de vie et la reproduction de la nation sont des choses distinctes. A l'âge de Mathusalem on est inapte à procréer. L'avenir de la nation dépend de sa jeune génération: si cette dernière veut avoir des enfants, le pays saura éviter la menace du dépeuplement et, chose plus grave, d'extinction. Pourquoi donc les jeunes Russes se comportent-ils d'une manière si peu patriotique? Selon l'opinion simpliste exprimée par la majorité des gens, les Russes craignent d'avoir des enfants du fait des mauvaises conditions matérielles. Or, depuis l'époque des premiers économistes comme Adam Smith, il est connu que le lien entre le bien-être et la natalité est inverse. Les familles ayant le moins de revenus ont ordinairement une descendance plus nombreuse. Par conséquent, la foi naïve qu'il suffit de bien nourrir le peuple russe pour qu'il accepte la noble idée d'accroître sa population n'est pas scientifique, estiment les sociologues russes sérieux.
Une contribution à la discussion publique a été apportée ces jours-ci par l'Eglise orthodoxe russe qui a convoqué un forum spécial à ce sujet. Ses participants ont également conclu que les difficultés économiques n'étaient pas la cause principale de la crise démographique en Russie.
Des estimations curieuses ont été présentées par le métropolite de Kalouga Klimen. Si l'on dépense même 5 000 roubles par mois pour un enfant (environ 160 dollars, ce qui n'est pas rien pour une famille russe), la somme qui sera dépensée jusqu'à sa majorité suffira à acheter une voiture étrangère moyenne, a calculé le métropolite. Mais la vente de voitures étrangères a doublé cette dernière année en Russie, alors que la natalité continue de baisser, a-t-il fait remarquer. Au lieu de caresser la tête d'un enfant, les Russes préfèrent caresser le vernis de leur "Mercedes". C'est pourquoi il serait plus juste de dire que la situation économique complexe ne fait qu'aggraver la crise démographique, estiment les prêtres orthodoxes. A leur avis, ce problème a pour origine la mentalité de la nation". La Russie a connu des périodes plus pénibles, mais les gens n'ont pas réfuté le "don qu'est la naissance des enfants" et n'ont pas aspiré au "confort et au sans-gène", enseigne l'église. Ses hiérarques exigent l'interdiction des avortements et la censure religieuse dans les médias, pour "respecter les normes éthiques et défendre la moralité".
Selon un autre point de vue répandu en Russie, les familles très peu nombreuses sont un phénomène international, il en est de même dans d'autres pays, plus prospères, c'est un symptôme de la mondialisation. Jadis, dans la société agraire antique, le fils était le défenseur de ses parents et leur soutien au cours de la vieillesse. Au fur et à mesure du développement de la civilisation, ces fonctions importantes sont passées aux institutions sociales: l'armée, l'Etat, les fonds de retraites. Autrement dit, le besoin d'avoir des enfants est moins ressenti par les familles. D'autant plus que le caractère actuel de la production high tech encourage les travailleurs sans famille. Les dirigeants des compagnies préfèrent un stakhanoviste du travail qui invente des logiciels 24 heures sur 24 à l'homme qui veut passer ses loisirs en famille.
Autrement dit, il y a, en quelque sorte, un conflit d'intérêts entre l'Etat et et l'individu. Pour faire croître la nation, il faut que chaque famille ait 2 à 3 enfants, mais il arrive de plus en plus souvent que la famille n'ait pas besoin d'enfants.
La menace qui s'annonce oblige à appliquer une politique démographique plus souple. Un test a déjà commencé à Moscou: ses autorités municipales ont accru les allocations aux mères des nouveau-nés et ont introduit des facilités aux jeunes couples qui veulent recevoir des crédits hypothécaires.
La nature humaine est reconnaissante: en 2003, 87 000 enfants sont nés dans la capitale, soit 8 % de plus que l'année précédente. L'expérience de Moscou est rassurante: quoi qu'il en soit, les Russes ont des chances de survivre en tant que peuple. L'expérience d'autres pays suggère à la Russie un autre sentier battu: la baisse de la natalité peut être rééquilibrée par l'immigration. "Si la Russie veut rester un grand pays influent, elle doit être un pays à forte immigration, comme les Etats-Unis, l'Australie, le Brésil ou le Canada, conseille Blair Ruble, directeur du Kennan Institute des Etats-Unis. C'est l'unique moyen qui permettra à la Russie de surmonter la crise démographique les 30-40 prochaines années".
En fait, l'immigration, surtout illégale, est déjà une réalité russe. La moitié des ouvriers étrangers temporaires employés en Russie sont ressortissants des ex-républiques de l'URSS, pour l'essentiel, d'Ukraine, du Kazakhstan et du Tadjikistan. De plus, la Russie dispose d'une réserve presque illimitée: 25,3 millions de compatriotes coupés de la Mère Patrie par de nouvelles frontières. On a calculé que le nombre de russophones rapatriés des pays de la CEI (Communauté des Etats Indépendants) et des pays baltes pourrait atteindre 2 à 4 millions de personnes. Leur installation en Russie non seulement atténuerait la crise démographique, mais permettrait aussi de faire disparaître les humeurs séparatistes et conserver l'intégralité du pays.
Il ne suffit pas de parler de l'immigration souhaitable, il faut appliquer une politique bien réfléchie d'encouragement des immigrés, de leur assimilation en Russie, il faut inculquer la tolérance à leur égard. Malheureusement, pour l'instant, il y a peu de succès sur ce dernier point. Interdire aux gens d'aller là où ils le souhaitent est une vieille tradition russe. Le tsar Pierre Premier a tellement misé sur la main-d'oeuvre qu'il a asservi encore plus les paysans. Le dictateur Staline voulait tellement nourrir la ville au dépens de la campagne qu'il a fait la même chose avec les kolkhoziens.
A présent, le terrorisme occupe la place des tsars et des dictateurs. Se référant à la nécessité de combattre ce mal, la Douma (chambre basse du parlement russe) a adopté, à la fin de l'année dernière, des amendements au Code administratif qui durcissent les sanctions en cas d'infractions aux règles de la migration. Ainsi, l'amende pour l'absence d'enregistrement s'est accrue de 25 fois non seulement pour les travailleurs immigrés, mais aussi pour les Russes qui accordent aux nouveaux venus un logement et du travail. La procédure d'enregistrement et de délivrance des autorisations de travail n'a pas été simplifiée. Pour les immigrés, ces amendements signifient l'interdiction d'entrer en Russie. Cependant, la crise démographique menace de dépeupler des régions entières, surtout dans le Nord, en Sibérie et en Extrême-Orient russe. Le vide est rempli par la population frontalière de la RPC: selon certaines estimations, on y compte déjà un demi-million d'immigrés illégaux chinois. Il est vrai, les chiffres officiels sont dix fois moindres. Ils sont prêts à mettre en valeur légalement les étendues de la Russie, même la taïga sibérienne. Pékin a informé Moscou qu'il pourrait y envoyer travailler 200 à 300 000 personnes aux termes de contrats tous les ans. Les ultra-nationalistes russes ont littéralement hurlé: "Un véritable china-town apparaîtra en Sibérie! On nous obligera à manger de la soupe avec des baguettes".
En réalité, le danger d'occupation de l'Extrême-Orient russe par les Chinois est une chimère. L'histoire ne connaît pas d'exemples où la population d'un pays plus développé émigre en masse dans un pays moins développé. L'économie chinoise se développe à des cadences plus rapides que l'économie russe.
Bref, nous sommes en présence d'une crise qui peut être surmontée.