Pourquoi les Russes n'apprécient-ils pas l'idée libérale de la monétisation des avantages sociaux?

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MOSCOU. (Commentatrice politique de RIA-Novosti, Yana Yourova). Cette année, les vieillards ont gâté les fêtes de Noël aux fonctionnaires russes. En effet, au lieu de se détendre en liesse sous l'arbre de Noël, les retraités se sont mis à manifester, en bloquant, entre autres, la circulation dans les artères de transport. Les actions de protestations se sont déroulées pratiquement à travers tout le pays, du Primorié à Kaliningrad. Les revendications y sont toujours les mêmes - rétablir les prestations supprimées. Nul n'ignore que, dès le 1-er janvier 2005, est entrée en vigueur en Russie la loi qui prévoit de remplacer les avantages sociaux en nature par des versements en liquide. Qui plus est, 200 milliards de roubles ont été prévus au budget fédéral pour monétiser les avantages sociaux dont le montant est de 4,5 fois plus que les sommes débloquées autrefois pour l'exercice de ces mêmes avantages sociaux. Pourquoi donc les gens en sont-ils si mécontents, voire indignés?

A ce jour, l'Etat a à sa charge plus de 12 millions de personnes, et plus précisément, un million de fonctionnaires fédéraux, 4,5 millions de militaires et engagés, ainsi que 7 millions de salariés, rémunérés à partir du budget fédéral à travers le pays. Et ce, sans compter les bénéficiaires d'avantages sociaux de tout genre. Comme résultat, la somme de tous les engagements financiers face à ces gens, dans le cadre de deux centaines de lois, dépasse même le double de toutes les recettes d'Etat.

La loi de la monétisation des avantages sociaux n'est en fait qu'un élément de la réforme budgétaire générale en cours dans le pays encore que cette idée s'inscrive bien dans le cadre de toute la politique économique libérale, pratiquée aujourd'hui par les autorités en Russie. Comme l'a bien indiqué Andreï Illarionov, "cette politique n'a qu'un seul objectif qui consiste notamment à diminuer la part de l'Etat dans les dépenses du secteur monopoleur de l'économie nationale car on sait depuis longtemps que moins les dépenses de l'Etat sont importantes, plus le taux de croissance économique est élevé dans le pays. C'est que la baisse des dépenses publiques dégage des ressources qui vont alimenter le secteur privé, ce qui ne manque pas d'inciter le développement de l'économie dans son ensemble. Comme résultat, de nouveaux emplois sont créés, en rendant plus active l'ensemble de la population et augmentant, par conséquent, les revenus des gens. Tout cela tend inévitablement à diminuer la pauvreté dans le pays, ce qui constitue la logique même des réformes engagées".

Tout cela n'est que très juste. En effet, le système d'avantages sociaux en Russie était devenu par trop démesuré et extrêmement embrouillé de sorte qu'il pesait très lourdement sur le budget, tout en le privant de la transparence requise. Il était parfois impossible de comprendre quel ministère concret devait verser telle ou telle allocation, car une seule et même personne pouvait prétendre à plusieurs allocations à la fois. Une telle personne pouvait, par exemple, être à la fois ancien combattant, participant à la Grande Guerre nationale, invalide et vétéran du travail. Ainsi, trois ministères concernés considéraient une telle personne comme leur client.

Quoi qu'il en soit, tout indique que les autorités russes se sont hâtées de réaliser l'idée, somme toute, très prometteuse de monétiser les avantages. C'est qu'une telle réforme est en général très difficile à réaliser même dans des conditions idéales quand le pays n'a pas d'autres problèmes à régler. On sait, cependant, qu'à la fin de 2003, la Douma d'Etat (Chambre basse du Parlement russe) a adopté deux autres lois, très difficiles à appliquer: "De l'organisation du pouvoir d'Etat dans les régions" et "Des collectivités locales". Ces documents ont redistribué en quelque sorte les compétences entre le Centre fédéral et les régions. Par conséquent, les relations interbudgétaires ont notablement changé depuis. En voilà certains exemples. Les allocations familiales ne relèvent plus du Centre fédéral, mais des régions. En outre, les autorités locales ont aussi désormais à leur charge écoles et établissements préscolaires dans leurs territoires. Quoi qu'il en soit, ces nouvelles lois ne prévoient pas du tout de sources de financement. Entre-temps, la loi de la monétisation des avantages sociaux a été adoptée. En vertu de cette loi, tous les bénéficiaires ont été divisés en deux camps. Le Centre fédéral a pris à sa charge 14 millions de personnes (invalides, anciens combattants et victimes de la catastrophe de la Centrale nucléaire de Tchernobyl en constituent sans doute le groupe le plus nombreux). Les autres 19 millions personnes se sont retrouvées à la charge des régions (ce sont, essentiellement, anciens travailleurs et vétérans du travail dans les années de guerre). On comprend bien que le financement en demande aux régions des sommes bel et bien immenses.

Encore que le problème ne se limite pas à cela, loin s'en faut. Parallèlement, la réforme fiscale se poursuit dans le pays. Dès le 1-er janvier 2005, par exemple, l'Impôt social unique a diminué, ce qui permettra d'économiser pour le business quelque 280 milliards de roubles. A une autre époque, on n'aurait pu que s'en féliciter. Il n'en est rien aujourd'hui. Par contre, on ne pourrait sans doute que déplorer aujourd'hui le manque à gagner, et plus précisément des bénéfices ratés. Ainsi, selon les estimations préalables du ministère fédéral des Finances, les recettes budgétaires vont diminuer dans le courant de cette année d'environ 185 milliards de roubles. Pour ce qui est des régions, leur situation sera encore plus dramatique, car, dès cette année, le Centre fédéral leur prendra une partie de l'impôt sur les bénéfices et une part léonine de l'impôt sur l'extraction des minéraux utiles dans leurs territoires. Il s'agit à peu près en tout de 102 milliards de roubles. A signaler que, pour venir en aide aux régions, une réserve financière aété créée au budget qui ne dépasse pourtant pas 30 milliards de roubles. Et comment combler les lacunes qui se forment inévitablement dans de telles conditions?

Il est tout à fait évident que l'on devra puiser, tôt ou tard, dans le Fonds de stabilisation l'argent pour venir à bout de tous ces problèmes, y compris des problèmes régionaux. Cet argent provient des superprofits des compagnies engagées dans les exportations pétrolières. Néanmoins, on s'y heurte, en outre, à des difficultés purement techniques de la mise en application de toutes ces nouvelles lois à la fois, quand le pays est réformé d'un seul coup tous azimuts. Pour en avoir l'idée plus ou moins précise, imaginez-vous que dans une ville à plusieurs millions d'habitants, on se met à réparer parallèlement toutes les routes, tous les ponts et tous les rails de tramway. Dans de telles conditions, la circulation se trouverait inévitablement coincée même si l'on ne manquait pas d'argent à ces fins. Voilà ce qui est arrivé justement à présent.

Comme l'a fait remarquer le président de la Douma, Boris Gryzlov, la loi de la monétisation des avantages sociaux est appelée à régler le problème principal qui consiste justement à accorder une assistance sociale bien ciblée aux bénéficiaires. Aussi, a-t-il été prévu, en vertu de la législation, d'effectuer des versements en liquide à ces bénéficiaires à partir du 24 décembre dernier. Pourtant, dans certaines régions, les gens n'en ont rien touché même au 10 janvier 2005. Autrement dit, les mécanismes de mise en application de la loi en question ne sont toujours pas rodés sur le terrain. Ainsi, toute une série de régions ont tout simplement supprimé des avantages sociaux qu'elles auraient été tout à fait en droit de garder ou de les remplacer par des versements adéquats en liquide. Par exemple, bien des personnes ont perdu le droit à la gratuité des transports en commun, d'autres ont été privés du rabais de 50% sur le paiement du téléphone et des charges. En contrepartie, les gens ont touché 200 à 300 roubles qui n'entraient pas du tout dans leurs dépenses effectives à ce genre de services. Comme résultat, vexé, le peuple est descendu dans la rue pour exprimer son mécontentement.

A en juger d'après la dernière réunion du Président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine, avec les membres du gouvernement fédéral, nul n'a l'intention d'abroger la loi sur la monétisation. Les autorités sont en train de chercher l'issue à la situation actuelle. La semaine dernière, les députés à la Douma ont tenu une réunion spéciale qui a associé le vice-Premier ministre Alexandre Joukov, ministre des Finances Alexeï Koudrine, le ministre de la Santé et du Développement social Mikhaïl Zourabov, le ministre de l'Intérieur Rachid Nourgalïev et le ministre du Développement régional Vladimir Yakovlev. Ladite réunion a débouché sur la décision d'augmenter, dès le 1-er février prochain, la retraite de base en Russie de 15%, ce qui permettrait de compenser aux retraités leurs dépenses. Qui plus est, dès le 1-er août prochain, les versements en liquide mensuels pour les bénéficiaires d' avantages sociaux seront indexés, comte tenu de l'inflation. Déjà dans le courant même de ce mois de janvier, des majorations appropriées seront versées aux effectifs des structures, chargées de faire respecter la loi, sommes qui devront couvrir complètement leurs frais de transport. A part cela, la direction des régions est invitée à trouver une possibilité pour faire en sorte que les bénéficiaires de prestations puissent acheter des titres de transport, dont le prix ne dépasse guère les versements en liquide.

Il n'en est pas, cependant, moins vrai que le vice-président du Comité pour la politique sociale de la Chambre basse du Parlement russe, Oleg Cheïne, estime que toutes ces mesures ne sont pas suffisantes. Bien plus, le parlementaire est parfaitement persuadé que les actuelles manifestations des retraités ne sont qu'un début. A signaler que, pour le moment, les manifestations populaires sont plutôt spontanées. Toutefois, l'expérience de bien des villes dans la région de Moscou montre que si les autorités acceptent de négocier avec les manifestants, les passions s'apaisent très rapidement et ce, même si toutes leurs revendications ne sont pas satisfaites. Ce qui compte pour les Russes c'est d'être écoutés et entendus.

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