Du rôle social du monde des affaires en Russie

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MOSCOU, 29 novembre (par Nina Koulikova, commentatrice économique de RIA-Novosti). En Russie, les débats publics autour du thème de la responsabilité sociale du monde des affaires ont commencé en mai 2003, au moment où le président Poutine s'assignait pour objectif de vaincre la pauvreté. Malgré les tentatives entreprises depuis par le pouvoir pour définir les obligations des entrepreneurs en la matière et de nombreuses discussions menées à ce sujet par les chefs d'entreprise, les fonctionnaires et les citoyens, la vision nette de ce que représente, au fond, la "responsabilité sociale du monde des affaires", fait défaut dans le pays.

Selon d'aucuns, le rôle social du monde des affaires se limite au versement régulier des impôts et à la création d'emplois. Selon d'autres, au développement de la sphère sociale dans les régions. Le point de vue selon lequel les entreprises font l'objet de différentes requêtes de la part des collectivités locales a aussi prédominé longtemps. Enfin, beaucoup sont ceux qui entendent sous la responsabilité sociale les oeuvres de charité. En avril 2004, le ministre des Finances, Alexeï Koudrine, présentait la vision, par l'Etat, de la responsabilité des entreprises dans le domaine social. Ce sont, selon lui, l'acquittement intégral des impôts (et non s'y soustraire grâce à des sociétés offshore) ; les oeuvres de charité (après le versement de tous les impôts) ; le soutien par les entreprises de toutes les forces politiques qui se soucient du développement du pays, autrement dit, la loyauté de fait du monde des affaires.

Le 18 novembre, au congrès de l'Union russe des industriels et des chefs d'entreprise, ce thème a trouvé une suite logique. Dans son discours, le président Poutine a fait ressortir la portée de la responsabilité sociale du monde des affaires en Russie, confirmant la priorité du problème du versement des impôts. Il a aussi souligné que l'Etat attendait des chefs d'entreprise qu'ils fournissent davantage d'efforts en investissant dans des projets sociaux, dans la recherche et l'enseignement, ainsi que dans ce qu'on appelle le "facteur humain". Selon le président, la participation des entreprises à la réalisation de gros projets d'infrastructure dans le domaine des transports, de l'approvisionnement en électricité et dans le renforcement des frontières est également "prioritaire". Cette dernière thèse signifie en fait le développement d'un partenariat entre l'Etat et le secteur privé. Pour cela, doivent prochainement voir le jour une base législative adaptée à ce partenariat et des projets à forte teneur sociale.

A l'opposé de la situation qui prédominait au milieu des années 90, époque où le monde des affaires tenait le haut du pavé, l'Etat s'est rétabli aujourd'hui, pour devenir principal acteur politique en Russie. Et le fait que ses fonctions sociales soient désormais en partie confiées au secteur privé confirme cet état de choses.

En principe, les groupes russes, surtout ceux qui prennent pied sur les marchés occidentaux, trouvent avantageux d'être responsables sur le plan social. Mais les chefs d'entreprise se plaignent de l'absence de mécanismes étatiques nécessaires au développement de leur responsabilité. Sergueï Litovtchenko, directeur exécutif de l'Association des managers, dit : "Quelles que soient nos initiatives dans le domaine de la responsabilité sociale corporative, nous nous heurtons rapidement à l'inefficacité de l'Etat et des structures civiles. Il s'ensuit que tant que ces problèmes ne seront pas résolus, nous resterons au niveau des discussions théoriques".

A noter également que certains hommes d'affaires soupçonnent dans cette invitation à prendre part à des projets économiques d'envergure une volonté de l'Etat de définir des objectifs que les entrepreneurs devront ensuite réaliser en investissant conformément à ses instructions. Tous ne sont pas d'accord pour renoncer à la liberté d'investir. Alexandre Lebedev, président du Conseil d'investissements national, estime notamment que le pouvoir applique une ligne ferme à l'égard des entreprises, l'invitant parallèlement à rehausser sa responsabilité sociale et à prendre part à des projets conjoints, à priori déficitaires ou utopiques en raison de leur caractère "politisé".

Mais, dans l'ensemble, les experts estiment que la responsabilité sociale du secteur privé est particulièrement peu élevée. Depuis le lancement des réformes, ce secteur a quelque peu oublié son rôle social. En fin de compte, le degré de civilité des rapports de marché dans un pays est déterminé par la volonté des entreprises d'assumer une responsabilité sociale. Personne ne contestera que le rôle des entreprises consiste à verser des impôts et à créer des emplois. Mais le milieu d'affaire qui passe outre les impératifs sociaux est instable et vulnérable. Ce n'est pas un hasard si l'indice de stabilité Dow Jones porte aussi sur l'engagement social des entreprises. L'Etat, de ce fait, veut rappeler au secteur privé son rôle social. Et les chefs d'entreprise, de leur côté, sont déjà prêts à accepter certaines initiatives publiques.

Le congrès de l'Union des industriels a adopté "La Charte sociale du milieu d'affaires russe", dans laquelle les patrons ont exposé une vision de leur mission sociale. Celle-ci consiste à parvenir à un développement stable des entreprises autonomes et responsables, ce qui est conforme aux intérêts à long terme du secteur privé, et contribue à la paix sociale, à la sécurité et au bien-être des citoyens, à la préservation de l'environnement et au respect des droits de l'homme. Le président du "patronat" russe, Arkadi Volski, estime que les questions les plus urgentes en matière de responsabilité sociale corporative sont la création d'emplois, la hausse des salaires et le développement de l'apprentissage professionnel.

Cela dit, entre le "portefeuille" social proposé par le secteur privé et les besoins de la population - et aussi les représentations de ce que le secteur privé doit accomplir dans la sphère sociale - il y a un fossé. Selon des sondages d'opinion menés par le Centre d'études sociologiques VTsIOM cette année, 61% des Russes estiment que le secteur privé est tenu en priorité de renforcer sa responsabilité sociale plutôt que d'améliorer l'efficacité économique (37%). Des chefs d'entreprise, les Russes attendent la création d'emplois (55,8%), ce qui coïncide, en principe, avec les idées que les patrons ont de leur responsabilité sociale. En outre, les personnes interrogées estiment que c'est le secteur privé, et non pas l'Etat, qui doit développer la base matérielle de la santé publique (56,6%), régler les problèmes sociaux des régions et, notamment, "aider en espèces" les couches sociales les plus démunies (41,6%).

Une vision unique du modèle de partenariat dans la sphère de la responsabilité sociale fait pratiquement défaut : ce que propose l'Etat n'arrange pas tout à fait les entreprises et les offres du secteur privé ne sont pas dans tous les cas acceptées par la société. Mais, dans leur majorité, les citoyens russes sont privés de la possibilité d'influer sur l'élaboration de cette conception.

De l'avis d'Igor Bounine, président de la Fondation des technologies politiques, les conditions nécessaires à la naissance de la responsabilité sociale sont la modernisation des institutions étatiques et la création d'institutions civiles contrôlant les mécanismes de la coopération entre le milieu d'affaire et l'Etat.

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