"Pétrole contre nourriture" : tirer les leçons des erreurs commises

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MOSCOU (par notre commentatrice politique Marianna Belenkaïa). Le secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan, a décidé de consacrer 30 millions de dollars à l'enquête indépendante ouverte sur les malversations commises dans le cadre du programme de l'ONU "Pétrole contre nourriture" pour l'Irak. Cette somme sera prélevée sur le solde du compte qui servait à financer le programme jusqu'en novembre 2003.

Une question s'impose : est-il raisonnable de dépenser autant d'argent pour l'enquête, alors que l'Irak a besoin d'une injection de capitaux ? Et ce n'est pas la seule question.

Il est évident que le programme "Pétrole contre nourriture", comme tout autre projet d'affaires (car il s'agit avant tout d'un projet d'affaires, bien que visant des objectifs humanitaires), a bien pu donner lieu à la corruption et au lobbying, de types différents et à différents niveaux. Cette appréhension est légitime et on pouvait le prévoir dès le début du programme. Notons cependant que ce programme a été très utile aux Irakiens : il a facilité leur vie quotidienne malgré l'embargo économique frappant le pays. Sans ce programme, ils auraient eu du mal à survivre.

La question est de savoir si le programme aurait pu se présenter sous une autre forme dans le contexte politique qui se profilait en 1995, alors qu'il a été conçu ? Il semble que l'enquête sur le projet "Pétrole contre nourriture" ne puisse être utile que si elle parvient à établir à quel point le système de sanctions est lui-même efficace et s'il atteint les objectifs qui lui sont assignés. Car c'est le régime de sanctions (considéré par les Irakiens comme le blocus) qui a laissé prospérer la corruption tant en Irak que dans toutes les structures liées au programme "Pétrole contre nourriture". Auparavant, le système de sanctions avait été testé en Afrique du Sud et en Yougoslavie. Et il se peut que l'Irak ne soit pas le dernier pays à être frappé de sanctions internationales. La question est de savoir sous quelle forme elles doivent être adoptées.

En outre, de nombreux fonds de donateurs se font jour aujourd'hui en Irak. Qui peut garantir que la répartition des moyens et des contrats de travail dans ce pays sera effectuée sans le "concours" de la corruption et du lobbying ? Ce n'est pas un hasard si l'ambassadeur itinérant du ministère russe des Affaires étrangères, Sergueï Kirpitchenko, qui a assisté à la conférence des donateurs de l'Irak, a relevé que le relèvement de l'économie irakienne passe en premier lieu par le biais des contacts bilatéraux, l'efficacité du Fonds international pour la reconstruction de l'Irak devant encore être prouvée.

Dans ce contexte, pour tirer des leçons des erreurs commises lors de la période de l'embargo, une enquête indépendante ne peut qu'être saluée. La Russie y a un intérêt particulier, du fait que trop d'accusations liées au programme en question sont adressées aux hommes politiques et d'affaires russes ( pas seulement russes, d'ailleurs). Moscou souhaite, bien entendu, y mettre fin au plus vite, de même que les autres pays participants au programme, y compris les Etats-Unis.

Les facteurs qui ont favorisé de nombreuses manipulations autour du programme ne sont ignorés de personne. D'abord, tous les contrats de travail ou de livraison de produits alimentaires, de médicaments et d'équipements en Irak étaient approuvés par le Conseil de sécurité de l'ONU. Les hommes d'affaires et diplomates russes ont plus d'une fois raconté à la commentatrice de l'agence RIA-Novosti à quel point cette procédure était difficile. Nombre de contrats russes demeuraient "en suspens" durant des mois, alors que ceux des compagnies étrangères étaient mis en oeuvre très vite, même si leur réalisation coûtait plus cher que celle des contrats russes. Comment et pourquoi cela se passait-il ? C'est une question que posent toujours les diplomates russes. La réponse est d'ailleurs évidente, mais il faut qu'elle soit prononcée au cours de l'enquête.

Le lobbying s'effectuait, bien entendu, également à l'intérieur de l'Irak. D'ailleurs, il n'est rien de fâcheux dans le fait que tout pays souhaitait que le plus grand nombre possible de ses compagnies s'implantent en Irak. N'est-ce pas ainsi que font tous ceux qui souhaitent travailler en Irak depuis la levée de l'embargo et la fin du programme "Pétrole contre nourriture" ? Seulement aujourd'hui, le pétrole n'est plus échangé contre nourriture, mais contre participation à la coalition et aux fonds de donateurs.

Lorsque le programme onusien était en cours, chaque pays utilisait tous les leviers politiques et financiers à sa disposition à New York et à Bagdad. En effet l'approbation des Nations unies ne suffisait pas pour convaincre les autorités irakiennes de coopérer avec telle ou telle compagnie car elles faisaient valoir leurs propres intérêts et c'était leur droit. Naturellement, si un pays candidat condamnait le régime des sanctions, c'était un avantage aux yeux de Bagdad. Il ne pouvait en aller autrement. La possibilité de réaliser les projets à des prix peu onéreux était aussi un avantage. La Russie, parmi d'autres pays, répondait à ces exigences irakiennes.

Mais d'autre part, le seul fait que les compagnies russes ont acquis 30, et parfois même 40 pour cent des volumes de pétrole exportés par l'Irak et que la Russie était l'un des leaders dans la livraison de produits humanitaires à ce pays permet d'accuser Moscou d'avoir soutenu le régime de Saddam Hussein. Or, avec qui encore aurait pu coopérer l'Irak si ce n'est avec la Russie ? Certainement pas avec les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne qui ne cessaient de bombarder l'Irak. A propos, les compagnies de ces pays déployaient volontiers leurs activités en Irak à l'aide d'intermédiaires et acceptaient les mêmes règles du jeu que les autres. Ainsi que l'ont souligné dans un entretien avec RIA-Novosti des sources bien informées, les conditions de travail en Irak (tant officielles que non officielles) étaient identiques pour tout le monde, sans exceptions "au nom de l'amitié".

Rappelons pour mémoire qu'avant de devenir leader en Irak, la Russie a longtemps été dépassée par la France et la Chine. Mais au fur et à mesure du redressement de l'économie russe, du renforcement des positions de Moscou sur la scène internationale, ses activités en Irak se sont multipliées. C'est grâce à ces facteurs-là, et non au soutien du régime de Hussein, que la Russie a pu conclure autant de contrats avec Bagdad : la coopération avec les compagnies russes présentait bien des avantages pour celui-ci. Elle en présente toujours, mais reste à savoir si les Irakiens pourront la poursuivre.

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