Il y a eu, parmi ces mécontents, les compagnies représentant près de 70% des actifs des fonds d'investissement travaillant sur le marché russe des capitaux. Le groupe en question comprend Hermitage Capital Management, Prosperity Capital Management, Firebird Management LLC, Charlemagne Capital, East Capital, Halcyon Advisors, Morgan Stanley Investment Management, MC Trust, Third Point Management, Vostok Natfa, Alfred Berg Asset Management, la compagnie de gestion KIT, "Troïka Dialog" et "Aton".
Les investisseurs dépités, voire indignés, écrivent dans leur lettre au chef de l'Etat russe que les amendements en question confirment le droit à une aliénation des actifs des actionnaires ordinaires (minoritaires) à des prix inférieurs à ceux de marché, encore que ce soient des actifs reçus, y compris à l'issue des privatisations, et ne faisaient en fait qu'ouvrir la voie toute grande à une nouvelle étape de la confiscation de leur propriété. Les auteurs de la lettre signalent, en outre, que l'adoption des amendements évoqués pourrait bien constituer un changement le plus destructeur dans l'économie russe depuis ces quatre dernières années.
Ce sont les amendements à apporter à la loi "Des sociétés anonymes" que les députés à la Douma avaient adoptés encore le 7 juillet dernier, c'est-à-dire quand le rideau allait déjà tomber sur la session parlementaire de printemps, qui ont mis le feu aux poudres. Il est, cependant, pour le moins étrange que les investisseurs y avaient réfléchi si longtemps au lieu de s'en révolter sur le coup. Quoi qu'il en soit, leur actuelle intervention est manifestement liée au fait que la Douma a prévu pour octobre prochain l'examen de ce projet de loi en deuxième lecture.
Or, force est de reconnaître qu'il y a là de quoi être ému pour de bon. Une fois adoptés, les amendements en question permettront à tout actionnaire possédant plus de 90% des actions de n'importe quelle compagnie russe de racheter, s'il y tient évidemment, les parts des autres actionnaires moins importants (minoritaires). A signaler qu'un mécanisme similaire pour évincer les actionnaires minoritaires est aussi prévu dans les Directives de l'Union européenne (UE). Néanmoins, le principal problème y réside sans doute dans le prix du rachat des actions, prix qui, selon les amendements russes tant contestés, doit être défini par un priseur, embauché et financé par l'essentiel actionnaire, soit par l'actionnaire majoritaire. Qui plus est, si même les actionnaires minoritaires ne veulent pas céder leurs actions contre une somme ainsi fixée, ils seront bien obligés de le faire et ce, même contre leur gré. Et comme la procédure d'évaluation indépendante est tout à fait sous-développée en Russie, il est parfaitement évident que tout cela se soldera inévitablement par un vrai pillage des actionnaires minoritaires.
Dans ces circonstances, l'indignation des fonds d'investissement est facile à comprendre. Comme on le voit bien dans la lettre en question, la plupart de ces fonds d'investissement sont contrôlés par des étrangers qui, aux termes de la législation russe en vigueurs, ne peuvent être que des actionnaires minoritaires. Autrement dit, en fonction du type de l'entreprise, leur part ne dépasse même pas parfois 2% et, n'importe comment, leur part ne peut pas constituer plus de 20% des actions. Par conséquent, ils seront les premiers à être affectés par l'adoption de ladite loi. Il n'en est pas, cependant, moins vrai que la plupart de simples citoyens russes, ayant investi dans telle ou telle entreprise leurs bons de privatisations (vouchers) déjà fort dépréciés se retrouveront, eux aussi, dans une situation tout à fait désavantageuse et pratiquement sans droits.
La raison de l'apparition de ce genre d'amendements à une loi, dirait-on, tout à fait de marché, consiste évidemment dans le fait que le marché russe se trouve, malheureusement, confronté au problème d'absorptions dites "inamicales". Les auteurs des amendements évoqués voudraient sans doute faciliter la riposte à de telles manuvres. Pourtant, ce ne sont certes pas des citoyens loyaux, loin s'en faut, qui se spécialisent dans ce genre d'absorptions. Par conséquent, aucun amendement ne sera à même de les dissuader. Cela relève plutôt de la culture même du business, en tant que telle.
Par ailleurs, la perspective d'un repartage injuste sur le marché n'a pas révolté que les seuls investisseurs. Le Service fédéral pour les marchés financiers et le ministère du Développement économique et du Commerce de la Fédération de Russie ont convenu, eux aussi, de préparer en commun, vers l'examen du document en deuxième lecture à la Douma, toute une série d'amendements supplémentaires à apporter à ladite loi. Il y a là, entre autres, la proposition d'augmenter de 90 à 95% la part minimale des actions dont le propriétaire soit en droit de se mettre à racheter des actions aux autres actionnaires minoritaires, ainsi que la proposition de ne pas confier aux gros actionnaires tout le processus de définition du prix du rachat des actions.
Or, tout indique que les concepteurs de la loi se sont d'ores et déjà rendu compte de s'être emballés en quelque sorte. Comme l'a avoué le président du Comité des rapports patrimoniaux de la Douma, Viktor Pleskatchevski, on prévoit d'apporter des amendements aux amendements déjà proposés à la loi. Ainsi, selon ces nouveaux amendements en gestation, un gros propriétaire ne pourra racheter des actions à des actionnaires minoritaires que si son propre paquet d'actions se trouve dans les mêmes mains, au lieu d'être dispersé entre les structures affiliées. Il sera proposé de simplifier le mécanisme même d'évaluation des actions à vendre avant le calcul des actifs nets. Pour sa part, le président du Comité pour les organisations de crédit et les marchés financiers de la Chambre basse du Parlement russe, Vladislav Reznik, estime même possible une variante selon laquelle l'actionnaire majoritaire proposerait à l'actionnaire minoritaire plusieurs priseurs à la fois pour que ce dernier puisse choisir.
Or, quels que soient de nouveaux amendements à ceux qui existent d'ores et déjà, il n'est pas du tout à exclure qu'à l'issue de toutes ces collisions, le rôle du priseur dans ce genre de transactions soit finalement assumé par l'Etat lui-même, ce qui n'est sans doute pas la meilleure des perspectives, éventualité qui n'est pas abordée dans la lettre des investisseurs indignés.