La portée historique des élections ukrainiennes

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Par Dmitri Fourman, politologue

En prévision des élections d'octobre, l'Ukraine vit une atmosphère de bruits et d'angoisses, attisée par les déclarations émanant des structures de force selon lesquelles celles-ci n'admettront pas de déstabilisation. Ce qui, à leur tour, renforce les peurs.

En tout état de cause, comparée au climat qui prévaut en Russie à la veille de toute élection présidentielle, la situation en Ukraine est de loin plus tendue. Et cela est normal car, en Russie, le bilan du scrutin est prévisible : invariablement, l'élection est remportée par le président sortant. Or en Ukraine, aujourd'hui, la victoire de l'opposition est fort probable.

Le problème est ailleurs : les prochaines élections ukrainiennes provoquent en Russie plus d'émotions qu'il ne se doit car, tout compte fait, elles auront lieu dans un pays étranger, aussi proche qu'il soit. Mais l'engagement de Moscou dans la campagne du côté de Viktor Yanoukovitch, désigné par Leonid Koutchma comme son héritier, est tellement important que la Russie ait même accepté des pertes économiques directes, en mesure toutefois de gagner de nouveaux électeurs à la cause du premier ministre ukrainien en place. Au cours de la récente rencontre à Sotchi à la mi-août entre Vladimir Poutine et Leonid Koutchma, qui s'est déroulée en présence du "dauphin", le président russe a fait à Kiev un impressionnant cadeau d'un coût de 800 millions de dollars. Ce sera la TVA annuelle sur les livraisons russes de pétrole et de gaz qui restera désormais dans le budget ukrainien.

A Moscou, on explique ce soutien à Yanoukovitch par le fait qu'il est un candidat prorusse, alors que son rival principal, le leader de l'opposition Viktor Youchtchenko, y est vu comme un candidat pro-occidental : en cas de victoire de ce dernier l'Ukraine "partira". Explication vraie et fausse à la fois. Fausse, parce qu'en Ukraine, la lutte n'est pas menée au niveau de l'orientation de politique extérieure car, entre Yanoukovitch et Youchtchenko, il n'y a pas, au fond, de différences fondamentales en la matière. Si les élections sont remportées par le chef du gouvernement en place, son premier geste sera de venir à Washington où, tout comme son prédécesseur Leonid Koutchma, il dira que l'intégration ukrainienne dans l'Union européenne et l'OTAN a été et reste l'objectif stratégique de Kiev. En cas de victoire de Youchtchenko, son premier voyage étranger pourrait bien être à Moscou. Aucune "grande lutte" entre l'Occident et la Russie ne se déroule pas sur les étendues de la CEI. Pourtant, l'Ukraine "partira" en cas de victoire de Youchtchenko. Elle "partira" non à la cause de la victoire de la ligne pro-occidentale, mais en raison de l'affirmation en Ukraine d'un système politique de type européen et occidental, et non russe ou "façon CEI".

La portée historique du prochain scrutin ukrainien s'explique donc non pas par la possibilité de la victoire d'un candidat pro-occidental mais bien par la possibilité de la victoire de l'opposition. Et aussi par le fait qu'il s'agira déjà d'une deuxième victoire électorale de l'opposition en Ukraine. Cela signifiera qu'un système politique qui consacre la rotation du pouvoir s'est affermi en Ukraine. Voilà qui effraie l'élite au pouvoir en Russie. C'est cela, et non un penchant "pro-occidental" de Youchtchenko, qui rendra l'intégration de l'Ukraine dans les structures occidentales possible et même inévitable et portera un coup dur à la CEI.

Car les régimes politiques des pays de la CEI, outre la Moldavie, sont tous pareils. Ce sont des régimes des présidents "sans alternative", qui édifient les systèmes excluant la victoire de l'opposition. Les méthodes sont différentes, mais les résultats les mêmes. Dans son histoire post-soviétique déjà assez longue, la CEI a connu seulement deux victoires de l'opposition aux élections présidentielles. Les deux remontent à 1994. L'une en Biélorussie, l'autre en Ukraine.

Deux vainqueurs, le Biélorusse Alexandre Loukachenko et l'Ukrainien Leonid Koutchma, se sont mis, au lendemain de leurs victoires, à faire tout leur possible pour que la voie, par laquelle ils étaient arrivés au pouvoir, ne soit jamais répétée par personne. L'un d'eux, le président biélorusse, y a réussi. L'autre, Leonid Koutchma, semble échouer dans son entreprise. L'Ukraine est un "maillon faible dans la chaîne de la CEI", et son président n'a pas réussi à édifier un système pareil aux systèmes russe, biélorusse ou centrasiatiques. Il a déjà renoncé à l'idée d'un troisième mandat présidentiel et ne pense en réalité qu'à assurer la victoire de l'homme qui lui garantira l'absence de poursuites judiciaires. Et même cela n'est pas certain. L'Ukraine est donc "prête" à passer à la démocratie, à renoncer au système dans lequel les Constitutions peuvent changer alors que le chef de l'Etat reste toujours le même, et à mettre en place un système où les Constitutions sont immuables et le pouvoir change en fonction des victoires électorales des forces politiques différentes.

Mais en quoi la Russie pourrait en être touchée ?

Premièrement, parce que tout ce qui se passe dans tout pays de la CEI exerce sur ses voisins, en raison d'une proximité historique, géographique et culturelle, des effets de loin plus importants que les événements se déroulant en dehors de la Communauté. Surtout, cela se rapporte aux trois pays slaves orientaux.

Deuxièmement, l'existence de la CEI est psychologiquement très importante pour la Russie. Dans une certaine mesure, la Communauté qui entoure la Russie représente une alternative aux alliances qui existent en Occident.

Ce qui caractérise aussi la Communauté des Etats indépendants, c'est la ressemblance des régimes politiques qui s'entraident dans la lutte contre les oppositions. Aussi grande que soit l'aspiration des présidents de la CEI à se rapprocher de l'Occident, le caractère de leur pouvoir impose des limites à ce mouvement et, dès que leur pouvoir est menacé, ils tournent invariablement leurs regards vers Moscou. Youchtchenko ne projette pas de quitter la CEI, mais l'Ukraine, où le pouvoir sera élu réellement, verra se rompre les fils de sa dépendance vis-à-vis de la CEI et de la Russie. Son appartenance à la Communauté deviendra formelle et le pays verra s'ouvrir devant soi la voie, aussi longue et difficile qu'elle soit, de l'intégration dans les structures occidentales.

La portée des élections présidentielles en Ukraine réside également dans le fait que celles-ci reflètent une régularité historique. Tôt ou tard, tout pays s'engageant dans la voie de la démocratisation, l'Ukraine comme la Russie et les autres pays de la Communauté, passe inévitablement au système des élections démocratiques réelles. (Le point de vue de l'auteur pourrait ne pas correspondre à celui de la rédaction).

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