"Patrouille de nuit": un thriller russe dans le style américain

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MOSCOU (par Anatoli Korolev, observateur de RIA Novosti).

Le succès du film russe "Patrouille de nuit" (Notchnoi dozor) a constitué la plus grande sensation de la vie culturelle de la Russie de ces derniers temps. En onze jours d'affiche, le film a rapporté 8,5 millions de dollars, dépassant tous les hits américains de l'été, tels que "Troie" et "Spiderman-2". Il s'en faut de peut que le blockbuster russe n'égale, voire ne dépasse les 9,05 millions de dollars de bénéfices rapportés dans le pays par le film tête d'affiche "Le Seigneur des anneaux ".

Est-il besoin de préciser que des sommes colossales ont été investies dans les blockbusters américains, cependant que le budget "Patrouille de nuit", avec ses 5 millions de dollars, était "miteux" mesuré à l'aune des films holliwoodiens. Et si l'on prend en compte le fait que par le nombre de salles de cinéma, la Russie le cède largement ne fût-ce qu'à l'Europe, le succès financier du film de Timour Bekmambetov a enthousiasmé l'ensemble du cinéma russe. C'est que avant "Patrouille de nuit" pratiquement aucun film de la Russie postsoviétique n'avait rapporté de si gros bénéfices, quand les dépenses ne dépassaient pas les recettes.

Mais qu'avons en réalité sous les yeux - un succès commercial ou un succès artistique? Peut-être est-ce la merveille des merveilles, ou, cas rarissime dans la pratique mondiale, la symbiose de la réussite commerciale et de la performance artistique?

Le sujet du film semble particulièrement primitif. Il s'agit d'un thriller fantastique racontant le destin d'un mage qui, sous les traits d'une sorte de policier, s'efforce de sauver les âmes égarées des forces des Ténèbres. Les forces de la Lumière agissent à Moscou sous l'enseigne de la firme "Gorsvet" (lumière de la ville), dirigée un bon archange ayant l'apparence d'un policier soviétique du service de patrouille. La tâche du mage consiste à sauver un jeune garçon des griffes des mauvais vampires, tâche qu'il s'efforce d'accomplir avec zèle, d'autant plus qu'il s'avère que ce jeune garçon est en réalité son propre fils. Mais, hélas, dans "Patrouille de nuit", les forces maléfiques l'emportent.

Mais le sujet n'est pas le plus important: ce conte sentimental est bouclé de main de maître et le film se laisse voir d'un seul souffle, il respire la puissance, l'énergie presque démoniaque, du réalisateur. La carrière de ce dernier est digne d'être signalée: Timour Bekmambetov a acquis sa notoriété au début des années 1990 en réalisant les mises en scènes remarquables des clips publicitaires de la banque Impérial. La banque n'existe plus depuis longtemps, mais la publicité est encore dans toutes les mémoires. C'est l'art d'une nouvelle époque.

Facteur également important pour le succès du film, les spectateurs voient enfin non plus les Etats-Unis qu'ils ne connaissent pas, ou la Terre du Milieu qui n'existe pas, mais leur familière Moscou, avec un léger accent mis sur les années 90 disparues. La guerre entre les vampires et les mages baigne dans la réalité connue de tous du métro de la capitale, de ses faubourgs, avec la saleté des appartements et des entrées d'immeubles, les faces d'ivrognes des clochards. Du quotidien bigarré naît la force de conviction psychologique du conte cinématographique.

On sait qu'une autre composante du succès du film - et peut-être aussi une partie du processus de création - fut la publicité sans précédent diffusée sur la Première chaîne de télévision de Russie, qui produit le film. Le producteur général de la chaîne, Konstantin Ernst, avait préalablement demandé l'aide des organes de maintien de l'ordre et avait conclu parallèlement, comme l'affirment certains, un accord tacite avec la mafia du piratage en lui demandant de ne pas voler tout de suite "Patrouille de nuit", d'attendre un peu; le film serait bientôt cédé à des conditions avantageuses.

Et la machine bien rodée du piratage vidéo ne s'est pas mise en marche, le public afflue dans les salles de cinéma et les cassettes vidéo du film son introuvables dans les nombreuses boutiques et sur les étals de la capitale. Et cette légende est aussi une partie de la publicité, surtout de l'image de marque du film. Est-il possible que la protection contre le piratage devienne dans le pays un signe de bon ton et d'approche contemporaine de la production de films? L'initiative est intéressante.

Ainsi, le film constitue l'événement de l'affiche, mais revêt-il une quelconque importance pour l'art russe? La réponse est sans doute négative. L'histoire en elle-même qui est à la base du film, c'est-à-dire le livre du célèbre auteur de romans d'anticipation, Serguéi Loukianenko, est secondaire. Il faut chercher les racines de cette diablerie dans le roman gothique anglais, chez Bram Stocker, ou à l'époque de Tolkien. Il n'a qu'un rapport indirect avec les puissants et variés mythes fantastiques russes, bien que les péripéties psychologiques du héros soient incontestablement une sorte de tribut payé à la tradition dostoievskienne (le livre n'ayant rien de dostoievskien). Mais il y a encore moins d'indépendance dans le langage cinématographique d'Ernst et de Bekmambetov - nous sommes confrontés au mélange inflammable de la mystique américaine de David Lynch et de l'humour noir de Quentin Tarantino. Et c'est l'essentiel.

Du point de vue du cinéma européen, aux traditions duquel le cinéma russe appartient, le traitement réussi de la conception américaine de la culture de masse sur un matériaux russe est une nouvelle capitulation devant la pression hoolliwoodienne.

Certes, comme l'a prouvé le film, nous ne travaillons pas plus mal qu'à Holliwood, et ce avec moins d'argent. Mais notre art a-t-il vraiment besoin de cette imitation? C'est là toute la question.

Par exemple, les Français, dans leur lutte avec Holliwoood sur le marché du cinéma, tournent la charmante histoire d'Amélie, du réalisateur Jean-Pierre Jeunet, avec Audrey Tautou dans le rôle principal. Cette histoire d'une jeune fille qui veut rendre tout le monde heureux est leader de l'affiche en France et rapporte plusieurs millions de bénéfices, ignorant superbement la loi des effets spéciaux régnant à Holliwood. Voici un cas rare de fusion du succès artistique et du succès commercial. En cela réside le véritable succès.

L'idéologue du film "Patrouille de nuit", Konstantin Ernst, déclare dans une interview au journal Itogui (Bilan): "Nous sommes intéressés par les projets qui rassemblent un maximum de spectateurs. Les adolescents n'iront pas voir les films art-chaos. Les modèles de comportement moral, ils les perçoivent uniquement comme un comprimé d'attraction".

Soit, la recette d'Ernst - faire du Holliwood à la sauce russe - permet de remplir les caisses, mais à long terme, ni le cinéma russe, ni le cinéma européen ne pourront exister et se développer selon la logique des effets de miroir d'Holliwood.

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