L'exposition qui s'est ouverte ces jours-ci au Manège a marqué l'éclosion d'une superstar de stature nationale, à savoir le peintre Vassili Nesterenko. Le Manège de Moscou est la salle d'exposition la plus prestigieuse du pays. Y présenter ses oeuvres est le rêve de tout peintre russe. Généralement, le Manège est le point d'orgue de toute une vie artistique, il témoigne de la reconnaissance sublime et du succès. Et vu que Vassili Nestérenko n'a que 36 ans, force est de qualifier son destin de phénoménal.
Que voyons-nous à cette exposition? Des centaines de tableaux: paysages, natures mortes, portraits. Mais ce qui paraît comme essentiel, ce sont les sujets concernant l'Evangile, les immenses fresques représentant l'église du Christ Sauveur, ce sanctuaire de l'Eglise orthodoxe russe, devant lesquels les visiteurs se figent d'admiration. Cette fécondité pourrait être comparée à celle de Michel-Ange.
Le phénomène Nestérenko pourrait succinctement être inséré dans une longue liste de victoires. Il est né en 1967 à Pavlodar, a brillamment terminé une école artistique de Moscou. Les capacités du garçon impressionnaient déjà les professeurs qui à l'ordinaire sont avares de compliments et d'encouragements. Au sortir de cet établissement, Nestérenko réussit sans coup férir le très difficile concours d'admission à l'Institut académique Sourikov de Moscou, une prestigieuse école réaliste de peinture de chevalet. Il est étudiant quand il est appelé sous les drapeaux dans le nord de la Russie. Deux ans plus tard, en 1988, Vassili Nestérenko rentre à Moscou où il s'emploie à gravir les échelons du succès. En 1990, encore étudiant, Nestérenko est honoré d'une exposition personnelle à Prague, à l'Académie nationale des beaux-arts, où ne sont présentés que des dessins de modèles. Le Musée d'art de Kiev lui achète un tableau consacré à la catastrophe de Tchernobyl, le président de l'URSS, Mikhaïl Gorbatchev, en visite officielle au Japon, l'encourage en allant visiter une exposition du jeune peintre de talent à Tokyo. Qui plus est, les études à l'Institut Sourikov sont interrompues par un stage de Vassili Nestérenko aux Etats-Unis, au Pratt Institute de New York. La maîtrise du réaliste enfonce le rempart du moderne mondial et le jeune Russe qui n'a alors que 25 ans - un gamin à l'aune contemporaine - est élu membre de la Ligue américaine des peintres professionnels, ce qui est un honneur d'autant plus grand qu'il est rarement accordé. Faisons remarquer en passant qu'à l'époque Nestérenko n'avait pas encore été admis dans les rangs des peintres professionnels russes. Simultanément l'étudiant expose des travaux dans des banques new-yorkaises ainsi que dans la célèbre galerie Ambassador.
Rentré en Russie, Nestérenko réalise son travail de diplôme: une immense toile d'apparat intitulée "Le triomphe de la marine russe". Il souhaite manifestement réitérer le succès de Karl Brioulov qui avait réalisé aux mêmes fins le tableau "La fin de Pompeï", une oeuvre ayant fait sensation à l'époque.
Mais laissons de côté la biographie du triomphateur et regardons en toute sérénité ses tableaux. L'immense salle d'exposition donne l'impression d'un drame secret, d'une lutte entre le lyrique et le monumentaliste, une lutte sans merci. Le lyrisme exceptionnel du paysagiste Nestérenko, la délicatesse virtuose avec laquelle il traduit la tristesse des espaces russes abandonnés, dépeint un coin de forêt enneigée, les reflets du dégel, une route détrempée fuyant vers l'horizon n'ont d'égal que le talent de Savrassov, de Lévitan, de Kouindji, de Sérov, de Grabar. Particulièrement réussis sont les petits tableaux datant du service militaire, dans lesquels la réclusion personnelle a conféré au pinceau du maître une émotivité lyrique.
Ce qui éveille l'attention, c'est l'absence totale de tout signe de modernité dans ses paysages. Des dizaines de tableaux sans le moindre avion, la moindre voie ferrée. Pas un seul pylône électrique dont la Russie est pourtant littéralement hérissée. Peu à peu on prend conscience que sciemment Nestérenko a choisi de ne pas voir la Russie contemporaine. Il peint des coupoles d'église, des ruisseaux tranquilles, des chemins gogoliens, comme s'il n'y avait eu ni révolution, ni chute de la monarchie, comme si nous étions restés au milieu patriarcal du XVIII-e siècle.
Ce maximalisme idéologique conduit à une métamorphose incroyable: le lyrique subtil, le maître du mini-paysage passe brusquement aux toiles aussi grandes que pompeuses avec pour thèmes l'orthodoxie et l'histoire russe, faisant toujours vibrer la fibre patriotique. Le majestueux Pierre, entouré de compagnons d'armes, l'entrée des héros de la bataille de Poltava dans la capitale, natures-mortes de sabres, d'étendards et de bustes de Pierre et, pour couronner le tout, des portraits emphatiques du Patriarche de toutes les Russie Alexis II et d'anciens chefs de l'Eglise russe, et une kyrielle de portraits ratés, pour ne rien dire de plus, de la cantatrice Irina Arkhipova. Vient alors à l'esprit ce propos tenu une fois par Alexandre Pouchkine: je vois ici beaucoup d'art mais pas la moindre parcelle de création.
En toute justice faisons remarquer que le talent du paysagiste Nestérenko est aujoud'hui exceptionnel, ses vues de Crimée, de Valaam (près du lac Ladoga), do Mont Athos, ses croquis de Paris et d'Amsterdam sont enchanteurs, mais la peinture monumentale écrase tout. Toutefois, les toiles consacrées au Christ aux yeux bleus, réalisées dans l'esprit des superproductions hollywoodiennes, hissent le jeune maître au sommet de l'Olympe.
Vassili Nestérenko est peintre émérite de la Russie, membre correspondant de l'Académie des beaux arts de Russie. Quoi encore. Sur la demande du Patriarche il a exécuté des fresques de l'église du Christ Sauveur, ce qui lui a valu l'ordre de Serge de Radonège.
Mais arrêtons là cet hymne à la gloire.
Un peu à l'écart des principaux tableaux est suspendue une petite copie réalisée de main de maître d'après "L'enfance de Marie",une oeuvre de l'Espagnol Surbarana. La tendresse rêveuse de cette oeuvre géniale confère à la fillette future mère de Jésus une dimension vraiment monumentale. Dans ce petit coin tranquille il y a davantage de vérité que dans les salles dont les murs tremblent sous le son des roulements de tambours. Le talent de Vassili Nestérenko est figé à la croisée de trois chemins: deux conduisent au néant, une seule promet la vie.