Un Aigle d'or pour "Vozvrachtchénié"

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Par Olga Sobolevskaïa, commentatrice de RIA Novosti

"J'attends beaucoup du jeune cinéma russe", avait déclaré le cinéaste italien Franco Zeffirelli invité à Moscou pour prendre part à la cérémonie de remise des Aigles d'or, des prix institués par l'Académie nationale des arts et des sciences cinématographiques de Russie. Il avait prédit la victoire de "Vozvrachtchénié" ("Le retour") et c'est ce qui s'est produit; le réalisateur de ce film, Andréï Zviaguintsev, un Sibérien de quarante ans, a remporté l'Aigle d'or dans la nomination Meilleur film de fiction.

Ce metteur en scène débutant s'était imposé l'année dernière au niveau européen en s'adjugeant le Lion d'or du Festival de Venise. "Le retour" avait été désigné par la Fédération internationale des critiques de films (FIPRESSI) meilleur film étranger 2003. En outre Andreï Zviaguintsev avait été honoré du prestigieux prix Fassbinder "Révélation de l'année" décerné par l'Académie européenne du cinéma. La critique russe pourtant sévère elle aussi l'a comblé de Moutons d'or. Le film a déjà été vendu dans plus de 60 pays, notamment en Grande-Bretagne, en Allemagne, aux Etats-Unis, en Espagne, au Japon, en Australie. La France a fait l'acquisition de 66 copies grand écran, ce qui constitue un tirage sans précédent. L'Italie a fait un peu moins bien avec 55 copies.

La Russie, elle, n'en dispose que de 30. Seuls les cinémas indépendants projettent des films traitant du lien spirituel étroit père-fils, développant les traditions de Tarkovski et de Djarmouch. Pour motiver leur refus de programmer "Le retour", les grandes salles ont invoqué que le public ne se déplacerait pas pour le voir. Un argument valable dans une grande mesure.

"En Russie c'est déjà toute une génération qui a été façonnée par les films américains", explique le réalisateur Ivan Dykhovitchny, un des défenseurs les plus fervents du cinéma national. Les cinémas sont fréquentés par des jeunes dont l'âge ne va guère au-dessus de trente ans, ils appartiennent donc à l'époque des blockbusters américains tout-puissants. En dix ans la distribution cinématographique a éduqué un auditoire manifestement rétif aux films russes. Bien sûr, il ne faudrait surtout pas s'empresser de tirer un trait sur le cinéma national tout récemment encore comateux et désargenté, pourtant on ne saurait nier l'évidence: la distribution a eu un effet pervers sur la formation des goûts du public.

Les cinémas multisalles poussent comme des champignons à Moscou. Seulement examinons le répertoire russe moderne que nous présente le rédacteur en chef de la revue L'art du cinéma, Daniil Dondoureï: sur 250-270 films projetés par an 160-170 sont américains, 30-40 sont français, 5-7 japonais, auxquels on peut ajouter quelques productions latino-américaines et scandinaves. Les films russes ne sont qu'une trentaine. C'est vrai qu'au moins la moitié de la recette provenant de la distribution des films américains reste en Russie et contribue finalement au développement du cinéma national, qu'à la différence des films étrangers les fonds de roulement et de promotion du cinéma national ne sont pas soumis à la TVA, mais ces faits sont néanmoins peu réconfortants. En dernière analyse le public "vote" pour le cinéma étranger.

La distribution des films russes - il en sort une centaine chaque année - réclame impérativement une étude sociologique approfondie de l'auditoire, souligne Daniil Dondoureï. Si cela n'est pas fait les réalisateurs continueront d'écouter les griefs des spectateurs et de se résigner à la non-rentabilité de leurs oeuvres. Ce que l'on reproche ordinairement au cinéma national, c'est soit l'absence de "vérité de la vie" (ainsi le film "La promenade" d'Alexeï Outchitel, dans lequel trois jeunes gens réussissent en une journée à connaître la totalité des sentiments humains), soit l'exagération des choses (par exemple dans "Antikiller" d'Anton Kontchalovski, qui montre une Russie submergée par la criminalité). Le spectateur ne se reconnaît pas dans les personnages, l'art cinématographique a cessé d'offrir des idéaux au public. La qualité des prises de vues et des dialogues elle aussi laisse beaucoup à désirer.

Pourtant, le cinéma russe tente désespérément de se ressaisir. Il a retrouvé sa place dans le mouvement festivalier mondial. "Nous avons glané 28 prix lors de manifestations prestigieuses alors qu'il y a seulement trois ans notre cinéma était considéré comme définitivement perdu, relève le ministre de la Culture Mikhaïl Chvydkoï. La tête ne nous tourne pas encore, mais nous avons refait surface et c'est essentiel".

Le cinéma se requinque lentement et le public réagit en conséquence. Prenons, par exemple, les feuilletons télévisés. Au milieu de l'année 2003, pendant la diffusion de l'Idiot réalisé par Vladimir Bortko d'après le roman homonyme de Fiodor Dostoïevski, les Russes étaient littéralement scotchés à l'écran. Ce film a obtenu l'Aigle d'or dans la nomination Meilleur film de télévision tandis qu'Evguéni Mironov, interprète du prince Mychkine, s'est vu remettre la même récompense dans la nomination Meilleur rôle masculin. Le prix a été remis à l'acteur par Milos Forman (celui-ci a reçu le prix spécial de la contribution à la cinématographie). Je suis heureux que ce film ait été apprécié en Russie, a déclaré Andreï Zviaguintsev lors de la cérémonie de remise des prix. La recette provenant de la distribution du Retour est approximativement celle de "La danseuse aveugle" de Lars Von Trier et de "8 femmes" de François Ozon.

Un grand succès de salle est également promis au film "Pauvre, Pauvre Paul" de Vitali Melnikov, qui a été cité dans huit nominations et a remporté quatre "Aigles", dont celui du meilleur second rôle masculin (Oleg Yankovski). Voilà le genre de film qui plaît à l'intelligentsia russe: il a pour trame des passions complexes "dostoïevskiennes", il oblige à réfléchir et pose la sempiternelle question du pouvoir.

Paul, un empereur russe de la fin du XVIII-e siècle, était le fils mal-aimé de Catherine la Grande, un Hamlet russe auquel quarante années exténuantes ont été nécessaires pour accéder au pouvoir. Romantique, il avait tenté d'en finir en un tour de main avec tous les vices de la société. Son personnage est campé par le très populaire acteur Viktor Soukhoroukov qui excelle dans tous les rôles, qu'ils soient comiques ou dramatiques. S'il est curieux qu'un Aigle ne lui ait pas été décerné, il ne faudrait pas pour autant être surpris que celui du meilleur second rôle soit allé à Oleg Yankovski, un comédien spécialisé dans le jeu d'intellectuels à l'âme brisée. C'est fort logiquement aussi que le prix de la réalisation a été attribué à Vadim Abdrachitov pour le film "Tempêtes magnétiques" axé sur le triple conflit individu-société-vérité.

Nous nous sommes efforcés de définir les axes les plus prometteurs pour notre cinéma, a déclaré le président de l'Académie nationale des arts et des sciences cinématographiques, Vladimir Naoumov. Le leadership du "Retour" et son expansion à l'étranger sont un bon signe.Il est réjouissant aussi que l'Etat attache davantage d'attention aux problèmes du cinéma. Ainsi, les films de débutants et d'auteurs ("Le retour" appartient à ces deux catégories) bénéficient toujours d'une aide publique. Selon le vice-ministre de la Culture, Alexandre Goloutva, cette aide arrive en première position dans le financement du septième art. En 2003, 70 millions de dollars (le budget d'un film russe moyen se monte à 2-3 millions de dollars) ont été alloués à ces fins. Mosfilm, autrement appelé le Hollywood russe, se modernise et s'étend. Littéralement surchargés de travail, ses studios fonctionnent pratiquement jour et nuit.

Les journaux font des gorges chaudes de l'existence en Russie de deux académies nationales du cinéma (la seconde est l'Académie des arts cinématographiques, de dix ans plus ancienne) et, par conséquent, de deux récompenses cinématographiques nationales. L'existence de deux prix "n'a rien de tragique", estime le critique de cinéma Kirill Razlogov qui est membre des deux académies à la fois. C'ette pratique existe dans le monde. Le public lui non plus n'entre pas dans les détails. Les deux cérémonies sont assez spectaculaires, avec des effets de scène et la présence de stars. Les personnalités du cinéma sont sources de discordes, mais l'art cinématographique reste heureusement à l'écart.

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