Moscou, un paradis consumériste pour une élite

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par Olga SOBOLEVSKAIA, RIA-Novosti

"J'évite de fréquenter les magasins de type de ceux d'Okhotny-Riad (commerces et boutiques de luxe situés non loin du Kremlin), même les jours de soldes. Car tout ce qu'on y voit, des vaisselles aux vêtements, est pour moi inabordable, au même titre que des pièces de musée", avoue Alexeï Pavlov, 34 ans, médecin. Travaillant dans deux polycliniques municipales à la fois, il gagne l'équivalent de 200 dollars par mois, à peu près autant que le Russe moyen.

Moscou est une des villes les plus chères du monde, qui n'est devancée que par Hongkong. Elle s'est brusquement détachée du reste de la Russie dans les années 1990, se transformant en un Etat dans l'Etat, concentrant les trois quarts des capitaux nationaux. Résultat, les quatre cinquièmes des Russes les plus riches y habitent. Leurs revenus sont supérieurs de 50 fois et plus aux revenus de leurs concitoyens les plus pauvres.

Pour les riches, des casinos, des restaurants de luxe, des clubs de musculation, des salons de joaillerie se multiplient à un rythme infernal. Une file d'attente s'est formée pour les luxueuses Bentley. Des résidences de luxe où 1 mètre carré est négocié autour de 10 000 dollars poussent comme des champignons. Les propriétaires d'un des restaurants les plus chers, le "Café Pouchkine", situé sur le boulevard Tverskoï en plein centre de la capitale, ont démoli, pour s'agrandir, trois des cinq hôtels particuliers du 18 et du 19 siècles qui faisaient partie du domaine du compositeur Rimski-Korsakov.

"Ce paradis de la consommation, Moscou ne l'est, au fait, que pour l'élite et de riches commerçants. La ville s'adapte à leurs besoins et cesse d'être une ville pour les intellectuels. Je me paie mes vêtements dans des magasins bon marché, 15 ou 20 dollars la pièce ; quant aux provisions, je les fais soit dans des grandes surfaces, soit sur les marchés. Dieu merci, pour les meubles, j'ai à peu près tout, je suis donc dispensé de faire des dépenses incroyables. Je consacre jusqu'à 10 dollars par mois aux livres. Je voudrais fréquenter plus souvent le cinéma, mais payer 10 dollars la séance, c'est trop. Je vais au théâtre trois fois par an, les billets n'étant pas, eux non plus, bon marché. Pour les restaurants, il vaut mieux, vu mon salaire, les contourner de loin. Et sur mon compte bancaire j'ai 3 000 dollars", fait observer Alexeï Pavlov.

Et pourtant, comparée à la moyenne nationale, la situation financière d'Alexeï n'est pas la pire. Ses revenus sont supérieurs au minimum vital, fixé par le gouvernement au troisième trimestre de 2003 à 2 121 roubles par mois et par personne (1 dollar vaut 30 roubles). Et pourtant, constate Sergueï Mironov, président du Conseil de la Fédération (chambre haute du Parlement russe), "un tiers des actifs dans le pays, près de 20 millions, ont des revenus inférieurs au minimum vital, les deux tiers, soit près de 40 millions, ont des salaires ne garantissant pas le minimum vital pour soi et pour un enfant". En province, les salaires n'atteignent parfois pas les 100 dollars. Dans les campagnes, où vivent 38,8 millions d'habitants du pays, soit 27%, vivent de revenus moindres.

Il n'en reste pas moins que 42% des Russes croient que la jeune génération vivra mieux que leurs parents. "Les bruits sur la pauvreté de la population sont fortement exagérés, dit Olga Krychtanovskaïa, chef du secteur Etudes sur l'élite de l'Institut de sociologie de l'Académie des sciences russe. - Dans leur majorité écrasante, les Russes vivent dans des grandes villes et non pas dans les villages. Nous avons déjà surpassé l'Europe quant aux rythmes de consommation. On assiste à une montée colossale des accumulations sur les comptes bancaires : qui a dit que nous sommes tous des pauvres ? Et les Landcruisers... Croyez-moi, les oligarques ne sont pas les seuls à les acheter. Un employé de banque, les managers dans le commerce, les secrétaires de direction sont tous plus ou moins bon rémunérés, et ce ne sont pas des chefs d'entreprise. En Russie, il y a déjà pas mal de gens aisés et intelligents, et il y en aura encore plus".

Et c'est sur cela que misent à coup sûr les compagnies occidentales, toujours plus présentes sur le marché russe. Pas seulement à Moscou, mais aussi dans les régions, où le degré de saturation du marché en articles de consommation courante n'est pas aussi élevé que dans la capitale. Regardons la vérité en face : la classe moyenne, qui assure la part léonine de la demande solvable et est, de ce fait, si convoitée par les producteurs russes et étrangers, est encore assez "fine", 20% tout au plus. Et si la classe moyenne de Moscou, la plus aisée, accepte, à contrecoeur, de payer à des prix artificiellement majorés, les Russes de province, de cette même classe, ne sont pas enclins à payer trop. On se demande si l'accroissement annuel de 10 à 15% du chiffre d'affaires dans le commerce de détail est réel en Russie.

Les analystes occidentaux, dont ceux de PricewaterhouseCooper, estiment, eux, que oui. De toute évidence, leur optimisme se fonde sur les chiffres de la croissance économique russe qui se poursuit plus de quatre ans déjà, et sur la hausse des revenus réels de la population, de 40% en 4 ans. La fièvre consumériste à Moscou, le marché le plus dynamique, rassure les étrangers sur ce plan.

Mais un autre fait ne doit pas être oublié. "Les possibilités en consommation des pauvres se rétrécissent et ce processus, telle une avalanche, englobe déjà tous les aspects de la vie, s'approchant de la valeur critique", souligne Mikhaïl Gorchkov, directeur de l'Institut des études sociales d'ensemble de l'Académie des sciences de Russie. Le message est clair : la stratification en riches et en pauvres s'accentue.

Quoi qu'il en soit, les Russes, dans leur majorité, croient, comme des générations de leurs ancêtres, que "l'argent ne fait pas le bonheur". Ils ne sont pas aigris contre leurs concitoyens plus aisés. Ce qui veut dire que la Russie n'est pas menacée par une escalade des tensions sociales.

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