Les placements financiers en Irak pourraient s'avérer inutiles

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Par Evguéni Satanovski, président de l'Institut d'Israël et du Proche-Orient

Les résolutions du Conseil de sécurité de l'ONU sur l'Irak ne peuvent en aucune manière influer sur le relèvement politique et économique de l'Irak. L'avenir de celui-ci dépend entièrement de la question de savoir si les Etats-Unis trouveront ou non la bonne stratégie de gestion du pays occupé. Réussiront-ils à affermir leur victoire militaire en Irak par une victoire politique et économique? Cette question est toujours sans réponse.

Six mois après la fin formelle des hostilités en Irak, la situation économique dans le pays reste ce qu'elle était sous le régime de Saddam Hussein, à cette différence près que le dictateur n'est plus là. L'Irak est un pays fait d'enclaves territoriales assemblées par la force et peuplées de minorités ethno-confessionnelles diverses. Sous Hussein, le parti Baas était la seule structure supranationale avec l'armée et les services secrets qui lui permettait d'exercer son pouvoir sur le pays. Depuis la chute du régime l'anarchie règne dans le pays et ni les militaires américains et britanniques, ni aucune autre force internationale ne sont en mesure de sortir l'Irak de cet état.

L'absence d'un pouvoir légitime aux yeux des Irakiens constitue un autre problème. Le Conseil de gouvernement transitoire (CGT) de l'Irak mis en place par les Américains ne possède pas cette légitimité. L'Irak est privé de l'ancienne élite qui était totalement liée au régime de Saddam Hussein et il était naïf de penser que les émigrés irakiens rentrés au pays avec les troupes américaines pourraient la remplacer. Les premiers jours qui ont suivi l'occupation on aurait pu encore envisager faire appel à la vieille élite pour gérer le pays, mais plus maintenant parce que la plupart de ses représentants soit ont fui, soit sont passés dans la clandestinité.

Pour rétablir une vie normale en Irak avec un minimum de pertes humaines, financières et politiques, il aurait fallu instaurer dans le pays un régime d'occupation rigoureux pour une durée de 20 à 30 ans et canaliser les investissements non seulement dans l'industrie, mais encore dans l'enseignement et les grands moyens d'information. L'occupation doit être implacable parce que le régime qui constituera le pouvoir pour l'Irak et sa population devra exercer un contrôle aussi strict que celui de Saddam Hussein. Bien sûr, il devra gérer sans recourir à des répressions massives mais en sachant bien que toute velléité de démocratisme sera perçue comme un signe de faiblesse par la population autochtone. Une telle gestion pourrait avoir pour résultat un Irak authentiquement démocratique, dans lequel la nouvelle génération de politiques se formerait à l'image des valeurs occidentales. Cependant, cette voie est irréalisable, malheureusement.

La tenue d'élections en Irak et la remise du pouvoir entre les mains de "représentants du peuple élus" ne rétabliraient pas la stabilité dans le pays. Au contraire, cela placerait l'Irak au bord de la guerre civile ou donnerait naissance à une république islamique. Sur cette toile de fond, le régime stable de Saddam Hussein avec ses liens extérieurs limités par l'ONU apparaît comme un moindre mal. Au moins, à l'époque la situation dans le pays était contrôlée. Les élections démocratiques, c'est bon pour le "supermarket politique" européen ou nord-américain, mais pas pour le "souk" politique oriental.

En tout cas, ceux que les élections porteront au pouvoir à Bagdad ne se montreront pas amicaux vis-à-vis de l'Occident. Même les Irakiens - très nombreux - qui avaient salué la chute du régime de Saddam Hussein n'éprouvent pas de sentiments chaleureux à l'égard de l'Occident. Les illusions selon lesquelles un leader démocratique pro-occidental pourrait sortir des urnes, ce sont les illusions ordinaires de l'Occident vis-à-vis de l'Orient. Tout politique de ce type serait considéré comme un collaborateur et tomberait inévitablement. La seule solution possible, c'est de donner libre cours au processus politique pour ensuite bâtir des rapports avec ceux qui arriveront au pouvoir. Toutefois, il est peu probable que Washington et ses alliés fassent le leur cette manière de régler le problème.

Le plus probable, c'est que beaucoup d'eau coulera sous les ponts avant que l'Occident ne se dote d'une stratégie compréhensible à l'égard de l'Irak. Les dirigeants politiques de la coalition se livreront à une valse-hésitation jusqu'au jour où, au prix de grandes dépenses financières, de pertes humaines, de catastrophes écologiques et de destructions de monuments historiques, on verra arriver au pouvoir un leader local qui, dans le cadre d'une lutte impitoyable avec ses adversaires, construira un système acceptable de rapports avec les forces extérieures. Cela concernerait moins la Russie que les pays occidentaux. Parallèlement ce leader jugulera la plupart de ses adversaires et la partie de la population les soutenant. Ce tableau n'a rien d'optimiste, mais en l'absence d'occupation rigoureuse prolongée, de stratégie de "désadddamisation" de la population ou de participation d'une partie de l'ancienne élite irakienne à la gestion du pays il n'y a pas d'autre alternative.

L'Occident pourrait s'entendre avec un nouveau leader politique irakien même si celui-ci haïssait le monde occidental. L'Arabie saoudite est ici un exemple éloquent. Ses dirigeants ne passent pas pour des gens ayant la civilisation occidentale en odeur de sainteté, pourtant un partenariat d'affaires solide existe entre Riyad et l'Europe, entre Riyad et les Etats-Unis. Le pragmatisme prédomine dans la politique contemporaine. Dans l'avenir, Bagdad et Washington pourraient devenir des partenaires d'affaires sans pour autant sympathiser. Seulement ce n'est pas demain la veille car il faut auparavant relever l'économie irakienne qui présentement est dans un état pitoyable. Il est extrêmement difficile de parler du relèvement d'un pays démembré, où les attentats sont incessants et où une guerre civile peut éclater d'un moment à l'autre. Il est même possible que très rapidement il soit question non plus de relever l'Irak, mais de le reconstruire entièrement. Toutefois, investir en Irak, ce pourrait équivaloir à jeter l'argent pas la fenêtre.

Les Etats-Unis n'ont pas l'intention de financer éternellement le relèvement de l'Irak. Jusqu'ici la politique altruiste a toujours profité à l'Amérique. Le plan Marshall avait aidé à remettre l'Europe sur pied et permis pendant des décennies aux Etats-Unis à être présents dans des pays alliés non pas ruinés, mais financièrement prospères et constituant de volumineux marchés pour les produits américains. Ces mêmes principes sont à la base de la conception américaine du rétablissement de l'économie irakienne. Seul un essor de l'industrie pétrolière pourra assurer une balance financière positive à l'Irak, et c'est dans ce secteur que les investissements américains seront faits en priorité. A cet égard il serait dérisoire d'évoquer les placements russes, français, allemands ou autres faits en Irak et que l'on ne reverra jamais. En ce qui concerne des affaires en Irak, nous ne nous faisons aucune illusion quant à la coopération de la Russie ni même des pays européens avec l'Amérique. Les bénéfices, ils se savourent quand ils sont dans votre poche et non pas dans celle du voisin ou même de l'allié.

Washington ne coopérera avec la Grande-Bretagne, la France, l'Allemagne, la Russie et tout autre pays que si il a absolument besoin d'eux en Irak. Tout le reste appartient au domaine de l'irréel. Certes, il n'est pas exclu que les Etats-Unis jugent possible de faire participer d'autres pays au relèvement de l'Irak, sans partager avec eux les gains procurés par la remise sur pied de l'industrie pétrolière mais en rémunérant leur travail directement ou non. Seulement les gouvernements des pays qui accepteront cette coopération devront évaluer sainement leurs investissements en Irak et les dividendes qu'ils pourront en tirer si jamais ils en tirent.

Ce qu'il faut savoir aussi, c'est dans quelle mesure l'administration coalisée de l'Irak pourra investir raisonnablement dans l'économie irakienne. Prenons l'exemple du secteur pétrolier dont la plupart des équipements sont d'origine russe. Alors que les experts russes estiment possible de remettre en service d'importants sites en ne procédant qu'au changement d'une pièce ou deux d'un moteur ou encore, au pis aller, du moteur en question, les Américains, eux, ils sont obligés de remplacer la totalité du système et de dépenser pour cela plusieurs millions de dollars. Cela entraîne des dépenses complémentaires et complique le cycle technologique, ce qui remet en question le relèvement rapide de l'industrie pétrolière et le réseau pipelinier irakiens, déjà perturbé par les attentats.

Quoi qu'il en soit, les Etats-Unis n'envisagent toujours pas laisser les compagnies russes accéder au secteur pétrolier irakien, même si ce ne sont pas des sociétés spécialisées dans l'extraction. Nous avons eu l'occasion de nous en rendre compte sur l'exemple d'une filiale de notre propre corporation, Modulneftegazcomplect, un des principaux fournisseurs d'équipements à l'Irak, dont les contrats passés avec ce pays se montaient au début de la guerre à plus de 300 millions de dollars.

Les managers de la compagnie soutiennent sans réserve les efforts américains en vue de relever le secteur pétrolier de l'Irak. Cependant, même dans les situations critiques, quand les spécialistes américains ne sont pas en mesure de remplacer les Russes, l'ambassade des Etats-Unis à Moscou refuse souvent d'accorder des visas aux spécialistes russes mandés aux Etats-Unis pour des consultations concernant le relèvement de l'industrie irakienne. Depuis la fin de la guerre, les pétroliers et les équipementiers russes ont déjà dépensé plusieurs millions de dollars pour faire le point sur l'état de l'économie irakienne, sans déjà parler des dépenses de temps. Ils contactent les Américains "sur le terrain", en Irak et au Koweit où se trouve la représentation de Kellog, Brown & Root, un des principaux opérateurs du relèvement de l'industrie pétrolière irakienne. Cependant, les sièges des corporations américains ne sont toujours pas des partenaires des compagnies russes et sans leur accord la coopération est impossible. A ce jour, il n'est même pas question de travailler en sous-traitance.

Cette réalité persiste en dépit du dialogue que mènent les présidents américain et russe ainsi que les diplomaties des deux Etats. Même les contrats russes passés dans le cadre du programme humanitaire Pétrole contre nourriture n'ont pas de garanties suffisantes. Ainsi, la Russie aurait pu livrer des céréales à l'Irak, mais l'opération a été interrompue. La situation est paradoxale: Bagdad souhaite acheter du grain russe, des compagnies russes acceptent d'en fournir, les prix proposés par la Russie sont plus qu'avantageux, mais en dernière analyse ce sont probablement des céréales américaines ou canadiennes que l'Irak achètera à des prix plus élevés.

Le montant des investissements des compagnies russes en Irak peut être comparé à l'aide qu'un Etat européen comme les Pays-Bas est disposé à lui accorder. Qui plus est, nous pourrions faire plus, mais la politique appliquée jusqu'à ce jour par la coalition nous en empêche. Les placements finalisés en Irak pourraient être avantageux aussi bien pour les investisseurs que pour les Irakiens. Maintenant, si un pays quelconque est disposé à donner gracieusement de l'argent pour le relèvement de l'économie irakienne sans espérer tirer des dividendes économiques ou politiques, ce désintéressement ne pourra être que salué. Finalement, l'essentiel est que cet argent serve à quelque chose. Mais pour cela il faut que les Etats-Unis sachent enfin ce qu'ils doivent faire avec l'Irak.

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