Un mur érigé entre Haïti et la République dominicaine: un "projet d’inspiration trumpienne"?

Le président dominicain a annoncé qu’il fera construire un mur-frontière entre son pays et Haïti. Pour Roromme Chantal, un spécialiste de l’île, la mesure pourrait contribuer à amplifier la crise migratoire ailleurs sur le continent américain.
Sputnik
"Chaque fois qu'Haïti a subi une catastrophe, nous, les Dominicains, avons toujours été les premiers à lui venir en aide. Cependant, la République dominicaine ne peut pas prendre en charge la crise politique et économique de ce pays ni résoudre le reste de ses problèmes", a déclaré Luis Abinader, le président de la République dominicaine, en confirmant ce 20 février qu’un mur sera construit entre son pays et Haïti.
Cette mesure répond à des impératifs sécuritaires bien réels.

"On ne peut nier la grave problématique que représentent les flux migratoires depuis Haïti vers la République dominicaine. Haïti est un État failli et la situation y est insoutenable", observe à notre micro Roromme Chantal, politologue à l’université de Moncton au Canada.

Une victoire des nationalistes dominicains?

L’édification d’un tel rempart vise aussi à satisfaire l’électorat nationaliste du président Abinader, qui en avait déjà fait l’annonce préliminaire en mars 2021. Au moins un demi-million d’Haïtiens vivent déjà illégalement en République dominicaine et plusieurs milliers d’autres y résident en toute légalité.
Selon le président Luis Abinader, le mur de 160 kilomètres "bénéficiera aux deux pays" en permettant "de contrôler beaucoup plus efficacement le commerce bilatéral et de réguler les flux migratoires pour lutter contre les mafias de trafic d'êtres humains". D’une hauteur de 3,90 mètres et d’une épaisseur de 20 centimètres, le mur de béton armé devrait aussi contribuer à endiguer le trafic de drogues et d’armes illégales. Réparties le long du tracé, soixante-dix tours de contrôle domineront la muraille.

Crise migratoire: la diaspora haïtienne explose

Le projet du président dominicain devrait atteindre son objectif qui consiste à freiner une grande partie de l’immigration clandestine, à en croire Roromme Chantal. À défaut d’arrêter tous les migrants, il sera du moins un important "outil de dissuasion",précise notre interlocuteur, qui interviendra le 2 mars prochain à titre de témoin expert devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR) dans le dossier haïtien.
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En revanche, un nombre encore plus grand de migrants pourrait se résoudre à quitter l’île d’Hispaniola par la mer, alors que des milliers d’Haïtiens se ruent déjà vers plusieurs autres pays des Amériques. Ces derniers mois, ils ont déferlé vers des destinations comme les États-Unis, le Mexique, la Colombie et le Brésil. Depuis cette période, l’Administration Biden a fait expulser plusieurs milliers de migrants haïtiens vers leur pays d’origine. En septembre 2021, au moins 15.000 migrants haïtiens avaient réussi à pénétrer le territoire américain du côté du Texas, après avoir franchi le Rio Grande. Les images de migrants repoussés par des gardes-frontières américains à cheval avaient fait le tour du monde.
"Il y a un effondrement accéléré de l’État haïtien . […] Pour certains, il s’agit tout simplement de sauver leur vie. Ils sont pourchassés par des gangs armés qui ont pris le contrôle de plus de la moitié du territoire national. À n’en pas douter: les migrants haïtiens trouveront des alternatives ailleurs sur le continent", avertit Roromme Chantal.
Depuis l’assassinat du président haïtien Jovenel Moïse, en juillet 2021, la perle des Antilles se trouve dans une situation encore plus instable qu’auparavant. Kidnappings et viols de femmes se multiplient tandis que les membres du crime organisé perpètrent meurtres et autres règlements de comptes en pleine rue. Rappelons que, l’été dernier, un commando composé en majorité de Colombiens est parvenu à s’introduire dans la résidence du chef de l’État pour l’assassiner.

Un mur qui pourrait raviver des tensions

L’enquête officielle sur l’assassinat du président suit toujours son cours et aboutit pour le moment à une impasse. Le Premier ministre haïtien actuel, Ariel Henry, qui s’est emparé du pouvoir, est soupçonné d’être impliqué dans le meurtre de Jovenel Moïse. Dans ce contexte pour le moins tendu, Roromme Chantal espère que la construction du mur ne fera pas renaître une vieille rivalité entre les deux pays, dont Haïti n’a vraiment pas besoin pour se reconstruire:
"On peut craindre que ce genre de projet d’inspiration trumpienne vienne alimenter des passions et des conflits qui ne profiteront à aucun des deux pays", prévient-il.
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