Philippe Khalfine est arrivé au printemps 2015 dans le Donbass, pour se battre dans les rangs des milices. Aujourd’hui correspondant pour l’agence Newsfront, il est resté dans cette région oubliée de l’Occident. Le basculement de la situation l’a surpris. Il raconte.
© Sputnik . Edouard Chanot
Sputnik France: Philippe Khalfine, la situation a basculé depuis 48h et l’ordre d’évacuation des civils vers la Russie, donné par Denis Pouchiline, le président de la république autoproclamée de Donetsk. Que se passe-t-il sur le terrain? Comment vivez-vous, personnellement, la situation?
Philippe Khalfine: Avec l'ordre d'évacuation du président de la RPD et de celui de la RPL, de nombreux habitants ont évacué la ville dans l'après-midi du 18 février. Plus de 80 bus et une centaine de voitures sont partis. Les chefs d'entreprise et des services publics sont mis à contribution pour faciliter l'évacuation de cette région du Donbass à leurs employés, qui continuera également demain.
"Les habitants des arrondissements proches de la ligne de contact connaissent déjà la vie dans les caves."
De mon côté, la doyenne de l'Université nationale de Donetsk a proposé de venir chercher ma compagne [professeur de français, ndlr.], sa fille et sa mère à 9 heures, aujourd'hui le 19 février, avec un bus prévu pour les professeurs de cette université et une partie de leurs familles.
[NDLR: à l’heure où nous avons obtenu ce témoignage, l’ordre de mobilisation générale des autorités de Donetsk, le 19 février à l’aube, n’avait pas été publié].
Dans la foulée du rattachement de la Crimée à la Russie, la "république populaire" de Donetsk proclamait son indépendance le 7 avril 2014. L’armée ukrainienne y intervint alors brutalement, avant d’être stoppée par les milices du Donbass. Le conflit n’a pas cessé depuis. Il a causé 13.400 morts selon l’Onu.. Photo d'archive
© Sputnik . Dan Levy
Sputnik France: pour l’heure, cela semble peu. Donetsk est une capitale locale, qui compte un million d’habitants. Y voyez-vous du fatalisme ou de l'abnégation de la part des habitants?
Philippe Khalfine: Beaucoup ont décidé de rester. Certains, car ils ne croient pas à l'invasion ukrainienne massive, et beaucoup par habitude d'entendre les bombardements. Aussi, bien que ce soit la première fois qu'il y ait une évacuation de la population vers Rostov [la première ville russe d’importance à 200km, ndlr.] de cette ampleur depuis 2014, ce n'est toutefois pas la première alerte. Il me semble qu'avec la sirène qui a retenti dans l'après-midi du 18 février au centre-ville, ce sont principalement les habitants de ce dernier qui ont été évacués. Les habitants des arrondissements proches de la ligne de contact, connaissent déjà la vie dans les caves, et la guerre fait partie de leur quotidien.
Sputnik France: Cette situation est-elle pour vous une surprise?
Philippe Khalfine: Oui, à vrai dire! Il m'a fallu un long moment pour me réadapter à la vie civile [après avoir quitté l’armée il y a trois ans, ndlr.], plus que je n'aurais pensé. Je n'ai jamais été traumatisé par la guerre, mais elle m'a mis à l'écart de la vie civile, et à l'heure actuelle, j'avais réussi à retrouver une vie normale, je pensais à une vie meilleure, et comment l'obtenir pour le bien-être de ma famille et de moi-même. Je ne m'attendais pas du tout à une telle alerte, à une évacuation, aux sirènes, et encore moins à ce message de ma compagne qui m'a coupé les jambes: "Chéri, évacuation. Ils vont nous tuer".
Sputnik France: Vous êtes mobilisable, d’autant plus que vous êtes un vétéran de cette guerre qui dure depuis huit ans. Êtes-vous inquiet?
Philippe Khalfine: Je suis inquiet, d'une certaine manière. Mais j'ai déjà servi dans les milices de la république populaire de Donetsk. Je pense être mieux préparé pour cela qu'à mon arrivée en 2015, bien que je n'ai jamais combattu en milieu dit "urbain". Ce qui est inquiétant, c'est la difficulté d'avoir des informations fiables, est-ce qu'il faut évacuer ou non, est-ce qu'il faut se réengager dans l’armée ou non, quand est-ce que la guerre va reprendre, de quelle ampleur sera-t-elle?
Sputnik France: C’est donc l’incertitude qui domine aujourd’hui?
Philippe Khalfine: Oui. Une fois que l'on est dans l'action, les choses se mettent en place naturellement. Ce qui est inquiétant et compliqué, c'est l'avant, c'est l'anticipation. Préparer l'évacuation de sa famille, ne pas savoir quand vous allez les revoir, comment ils seront logés en Russie, comment vous allez communiquer. Mais si la guerre éclate, je suis sûr que nous trouverons les moyens d'éliminer le danger rapidement.
Carte du Donbass en guerre : les zones grises sont contrôlées par l'armée ukrainienne. La frontière avec la Russie, en rouge, est contrôlée par les sératistes.
© Sputnik
Philippe Khalfine: Ce qu'il y a de plus inquiétant peut-être en réalité, c’est la réaction des médias occidentaux face à cette évacuation. L'information est complètement retournée pour justifier une offensive ukrainienne et la haine de la Russie. Cela fait le beurre de certains, sur le dos de cette population russophone [du Donbass, ndlr.]. Soyons sérieux, ce sont des êtres vivants, humains, ils ne jouent pas à la guerre, ni à la fuite, il est très dur de se séparer de sa famille. Ces gens aiment leurs villes et leurs vies sur place, c'est une honte de retourner la situation contre la Russie, qui les accueille, et les héberge sur son territoire.
Sputnik France: la situation semble échapper aux habitants du Donbass. Qu’espérez-vous?
Philippe Khalfine: À vrai dire, après avoir passé autant de temps dans un État en guerre, j'ai largement cessé de croire à la pacification de la situation par la voie diplomatique. Il y a beaucoup d'intrigues, beaucoup de gens puissants aux intérêts divers, il semble que tout le monde n'est pas aussi pressé que ça à faire taire les armes. En même temps, j'espère encore aujourd'hui le miracle. J'espère qu'un certain nombre de pays occidentaux qui se débarrassent de leurs surplus d'armes cesseront de le faire, que Kiev réussira à se débarrasser de ses branches les plus radicales et fanatiques, et que l'Otan n'utilisera plus les tensions en Ukraine pour favoriser leurs échanges commerciaux de gaz à l'Europe et pour justifier les sanctions contre la Russie comme le Nord Stream 2.
"J'attends d'Emmanuel Macron qu'il comprenne que tout ceci est une affaire de vies humaines. S'il en est incapable, qu'il nous laisse tranquilles."
Sputnik France: Hier le 18 avril, Emmanuel Macron a jugé la situation "très préoccupante" et appelé à la cessation des actions militaires dans le Donbass, ainsi qu’à la reprise de négociations constructives entre Moscou et Kiev. Qu’attendez-vous de Macron?
Philippe Khalfine: Personnellement je pense qu'il tente d'utiliser la Russie pour la prochaine élection présidentielle française, il essaie de s’afficher comme l'homme de la situation. Mais il est clair qu'il n'est en réalité qu'un simple vassal de l'Otan. En tant que représentant d'un pays qui a adhéré à l'Union européenne contre l'avis de sa propre population lors des votes du référendum français de 2005, les autorités françaises n'ont aucune légitimité à donner des leçons de démocratie, à parler du référendum de Crimée, ni de l'avenir du peuple du Donbass, et encore moins du droit à l'autodétermination des peuples. Alors si j'attends quelque chose de lui, c’est qu'il vienne se mettre en danger sous les bombes ukrainiennes, qu'il comprenne que tout ceci n'est pas une affaire politicienne, mais une affaire de vies humaines, et s'il en est incapable, qu'il nous laisse tranquilles et qu'il reste à sa place.