Mardi 14 février, le ministre estonien de la Défense, Kalle Laanet, a annoncé lors d’un point presse que les alliés européens membres de l’Otan, qui prennent part à la force opérationnelle Takuba au Sahel, "ont souligné lors de la réunion de vendredi dernier qu'en raison de la violation flagrante des lois par le conseil militaire malien, il n'est plus possible de poursuivre la mission", rapporte le journal local Postemis.
Dans le même sens, il a annoncé que "la présence des forces spéciales estoniennes au Mali est sur le point de prendre fin", précisant que le retrait officiel était programmé pour ce mercredi 16 février. Selon lui, l’engagement du gouvernement de transition à organiser "des élections démocratiques" avant fin février 2022 n’a pas été tenu, "ce qui était l'un des aspects les plus importants de l’accord [d’assistance militaire, ndlr]".
Il y a lieu de rappeler que la décision estonienne intervient moins d’un mois après celle du Danemark de retirer ses forces spéciales du Mali suite à la demande du gouvernement de transition malien qui a exigé leur retrait immédiat. "Il n’est pas possible de continuer dans de telles conditions, et tous les autres alliés [européens, ndlr] étaient d’accord", a conclu le ministre, soulignant que ce "retrait ne signifie pas la fin de la guerre contre le terrorisme" au Sahel.
Quelle lecture faire de ce désengagement européen du Sahel? Signifie-t-il que l’Europe, la France en tête, payent le résultat de leur déclassement sur la scène internationale face à l’alliance anglo-américaine, à la Russie, à la Chine, à l’Inde et à l’Iran? Vers quelles nouvelles géopolitique et géostratégie se dirige-t-on en Afrique? Une nouvelle configuration des rapports de force est-elle en gestation?
Pour répondre à ces questions, Sputnik a sollicité le Dr Soulaimane Cheikh Hamdi, expert-chercheur en géopolitique, en sécurité internationale et politiques de défense. Pour lui, "afin de constituer l’image complète de la situation dans laquelle se trouve l’Europe, l’UE et l’Otan, pour avoir une grille d’analyse la plus proche de la réalité, il faut mettre en perspective certains évènements internationaux majeurs, notamment en Ukraine, au Moyen-Orient et dans la région indopacifique. Ces événements, qui esquissent effectivement un déclassement stratégique de l’Europe, notamment de la France, de l’UE et de l’Otan, augurent plusieurs bouleversements majeurs par ricochet en Afrique, dont au Sahel, à même de voir émerger une configuration des relations et des rapports de force complètement nouvelle par rapport à celle héritée de la période postcoloniale".
"Macron l’a dit avant sa rencontre avec Poutine"
"Dans un entretien accordé le 5 février au Journal du dimanche (JDD), soit la veille de son départ pour rencontrer Vladimir Poutine à Moscou au sujet de la crise ukrainienne, Emmanuel Macron a tenu des propos inhabituels et dans un ton on ne peut plus clair sur les principaux problèmes structurels dont souffre l’UE et qui l’affaiblissent et la déclassent sur la scène internationale", affirme le Dr Cheikh Hamdi. Et de rappeler que le Président français avait dit (sic): "la période récente a confirmé que lorsqu’on décide de ne pas parler, ce qui a été le choix des Européens l’an dernier alors que la chancelière Merkel et moi-même proposions un sommet UE-Russie, on ne peut alors régler aucun conflit. Parce qu’on laisse alors d’autres parler en notre nom et qu’on ne peut pas non plus contribuer à notre sécurité collective".
Ainsi, l’expert souligne que "le chef de l’État français, également Président de l’UE en exercice, a expliqué lors de sa conférence de presse à Moscou que tout silence de l’Europe à ce moment crucial de l’histoire la privera de son autonomie stratégique et de toute possibilité de souveraineté pour les prochaines décennies. Ainsi, une question se pose: qui sont ces +autres+ évoqués par Macron, qui parlent au nom des Européens, les empêchant d’avoir une autonomie stratégique? À mon sens, il n’est pas difficile de deviner qu’il s’agit bel et bien des États-Unis, du Royaume-Uni et de l’Otan, organisation sous domination anglo-américaine".
Et d’ajouter qu’"au-delà de leur aspect déclaratif, les propos du Président Macron sonnent comme un constat cinglant de l’état de fragilité et de division dans lequel se trouve l’UE. Plusieurs faits vont dans le sens de l’analyse que font les autorités françaises sur l’absence de la voix de l’Europe dans un dossier aussi sensible que celui de sa sécurité continentale".
"Quelques faits saillants"
Pour étayer son propos, le Dr Cheikh Hamdi évoque "quelques faits saillants. En effet, en réaction au refus de la Russie de retirer ses 100.000 soldats déployés près de la frontière ukrainienne si ses préoccupations sécuritaires ne sont prises en compte, les États-Unis, qui ont clairement affirmé qu’ils ne défendront pas Kiev contre un assaut russe, ont décidé avec l’Otan de mettre uniquement 8.500 soldats US en état d’alerte pour un éventuel déploiement en Europe comme contremesure. Ceci a non seulement montré que les Américains et l’Otan sont incapables de projeter une force importante en Europe, mais a également provoqué des fissures politiques graves dans la structure de l’Alliance atlantique qui fonctionne suivant le principe du consensus".
Il rappelle que "l’Allemagne s’est montré réticente et a refusé à des avions britanniques, transportant des armes pour l’armée ukrainienne, de survoler son espace aérien. La Bulgarie et la République tchèque ont interdit à leurs troupes de prendre part à une quelconque action militaire contre la Russie. Et enfin, la Turquie, deuxième plus grande armée de l’Otan en nombre après les États-Unis, a pointé du doigt une tentative de contenir sa politique régionale par le biais d’un conflit avec la Russie".
Par ailleurs, "les menaces des Américains de sortir la Russie du système SWIFT appelleront une réponse ferme de Moscou qui arrêtera immédiatement les livraisons de gaz vers l’Europe, qui en importe 40% de sa consommation. À ce titre, les Américains, qui veulent concurrencer les Russes sur le marché du gaz européen en exportant leur GNL, sont déterminés à saboter le gazoduc Nord Stream 2, appelé à doubler les livraisons de gaz russe vers l’Europe. Lors de sa conférence de presse avec Biden à Washington, le chancelier allemand Olaf Scholz a été littéralement intimidé par le Président américain, qui lui avait demandé d’arrêter net le Nord Stream 2 en cas d’invasion russe de l’Ukraine. Biden a même assuré que si Berlin ne le faisait pas, alors il le ferait lui-même, ce qui dit long sur la politique US envers l’Allemagne, et à travers elle envers toute l’Europe, en termes de souveraineté".
Quid de la situation en Afrique?
Alors que les États-Unis se tournent vers la région indopacifique en y déplaçant l’essentiel de ses forces d’Europe et du Moyen-Orient, l’interlocuteur de Sputnik estime qu’"outre ce qui se passe en Europe, le déclassement stratégique de l’Otan, de l’UE, dont notamment la France, apparait dans toute son ampleur. En effet, les Américains s’appuient sur deux autres organisations militaires régionales, desquelles sont exclus les Européens et l’Otan. La première est le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (QUAD), regroupant les États-Unis, l’Inde, l’Australie et le Japon. La seconde est l’alliance militaire tripartite AUKUS formée par l'Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis".
Et de s’interroger: "les Anglo-saxons, qui font tout pour couper l’Europe de l’Eurasie en attisant des conflits à la frontière de la Russie dans le même esprit du Grand jeu de la Première Guerre mondiale par l’empêchement à tout prix de la constitution de l’axe eurasiatique à la Mackinder Berlin-Moscou-Téhéran-Pékin auront-ils une politique différente en Afrique? Eh bien, comme les faits sont têtus, la réponse est certainement non".
Il constate qu’"alors que la France, allié de longue date des États-Unis en Afrique, est en train de mettre fin à l’opération Barkhane, les divisions au sein de la force opérationnelle Takuba suite au retrait des Danois et des Estoniens, également membres de l’Otan, font voler en éclat les espoirs franco-européens de maintenir une présence militaire au Sahel, notamment dans la région hautement stratégique des trois frontières. La mort lente de Barkhane, de la Force G5 Sahel et de Takuba intervient dans un contexte où le Commandement des États-Unis pour l'Afrique (Africom) mène une offensive dans le continent africain, ce qui laisse penser que les Anglo-Saxons sont réellement en train de travailler d’arrache-pied à remplacer la France et les autres Européens en Afrique. Ceci est aidé par le sentiment populaire anti-Français grandissant dans le continent, où Paris a commis de graves erreurs stratégiques en ne prenant pas en compte l’adhésion des peuples au mouvement panafricaniste, notamment au Mali. La France a également eu un jeu trouble envers les intérêts de l’Italie et de l’Allemagne en Libye, ce qui a donné des ailes à la Turquie, l’allié des Américains dans ce pays".
"L’Africom est en train de se positionner en Afrique de l’Ouest, au Sahel, dans le golfe de Guinée et sur la Corne de l’Afrique dans une stratégie de cantonnement de la Chine visant son projet de la route de la soie, de la présence militaire russe et de la coopération irano-africaine de plus en plus grande", expose-t-il, avant de conclure: "il appartient maintenant aux Européens de comprendre qu’ils sont obligés de parler d’une seule voix s’ils souhaitent rester en Afrique. La réponse commencera à apparaître dans les mois à venir".