Armement: la France à la (re) conquête du marché irakien?

L’Irak serait sur le point d’acheter à la France des Rafale, des drones ainsi que des canons Caesar. Si cette commande pourrait marquer le retour de la France dans ce marché dont elle fut évincée en 1990, est-ce vraiment pour le meilleur? Analyse.
Sputnik
Après trente ans d’absence, la France est-elle en passe de faire son grand retour sur le marché irakien de l’armement?
Selon le site DefenseNews, qui a interviewé Norman Ricklefs, président du cabinet de conseil NAMEA Group et ancien conseiller du ministère irakien de l’Intérieur, Bagdad s’apprêterait à acquérir quatorze Rafale. Jusque-là, rien de nouveau dans la mesure où l’intérêt des autorités irakiennes pour le chasseur multirôle de Dassault ne date pas d’hier.
Fin 2020, le ministre irakien de la Défense avait été reçu par le chef d’état-major français de l’Armée de l’air et de l’espace sur la base aérienne de Saint-Dizier. La B.A. 113 est, avec ses 50 Rafale, le "cœur battant" de la dissuasion nucléaire aéroportée tricolore. Il n’en demeure pas moins que la concrétisation d’une commande de Bagdad aurait une saveur particulière pour Paris.

"Personne n’a encore de gros contrat avec l’Irak. Le Rafale serait le premier matériel très lourd qui serait vendu", réagit auprès de Sputnik le général (2 s) de brigade aérienne Jean-Vincent Brisset, chercheur associé à l’IRIS.

Ce dernier met toutefois en garde contre tout triomphalisme. Et notre interlocuteur d’évoquer le récent cas de l’Indonésie, où la France claironne avoir vendu 42 Rafale. Or, concrètement, seulement six appareils ont été achetés par Jakarta, les 36 autres n’étant pour l’heure qu’en option. Une réalité contractuelle qui contraste fortement avec la communication faite autour de cette signature, tant par le gouvernement que par la presse, qui salue "un joli pied de nez au défaitisme ambiant" après la rupture en septembre dernier par l’Australie du "contrat du siècle" portant sur 12 sous-marins.
En plus de la commande de Rafale, une lettre d’intention a été signée par Jakarta avec Naval Group pour l’acquisition de deux sous-marins Scorpène. Signature qui ne constitue toutefois que le "balbutiement de la négociation", tient à rappeler Jean-Vincent Brisset, "alors qu’on a failli avoir un communiqué de l’Élysée disant qu’ils en avaient acheté vingt-sept", lance-t-il en guise de boutade.

Rafale, drones et Caesar: jackpot tricolore en Irak?

Prudence donc en Irak. Pour l’heure, Bagdad a réitéré son intérêt pour le Rafale et l’achat de systèmes d’artillerie et de drones est également sur la table. Selon Norman Ricklefs, une délégation irakienne serait même attendue à Paris pour évaluer les drones proposés par la France: une vingtaine, dont le type n’a pas été précisé.
Dans une interview donnée début janvier, le général Qasim Al-Muhammadi, chef d’état-major des forces terrestres irakiennes, précisait rechercher des aéronefs "capables de voler 30 heures et d’engager des cibles" avec "une capacité et une efficacité éprouvées". Or, "le seul appareil de ce type que la France peut actuellement proposer est le Patroller, de Safran… Lequel n’est pas encore entré en service au sein de l’armée de Terre", souligne le site d’informations militaires Opex360.
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Bien plus tangibles en revanche sont les chances de succès du Caesar. En effet, le canon automoteur tricolore a largement fait ses preuves en Irak, lors des opérations de la coalition anti-Daech au Levant. Une campagne de trente mois, entre septembre 2016 et avril 2019 avec en point d’orgue le siège de Mossoul, au cours de laquelle les artilleurs français ont tiré pas moins de 18.000 obus contre les positions djihadistes. Le tout avec une poignée de ces canons de 155 mm. Leur portée (38 km), précision et cadence de tir (6 coups minute) avait fait sensation, tant auprès des forces irakiennes qu’américaines.

"C’est marrant, car c’est un canon dont les Français ne voulaient pas. C’est un ministre communiste [Jean-Claude Gayssot, ndlr.] qui leur avait imposé", se remémore le général 2s, avant de poursuivre, non sans ironie, "finalement, le Caesar est un succès remarquable et l’armée de Terre en veut maintenant le plus possible."

Tout ceci aurait de quoi sérieusement étoffer les exportations françaises vers l’Irak. Un juste retour des choses, dans la mesure où la France fournit le plus gros soutien militaire à Bagdad après celui des États-Unis.
Une revanche également sur l’Histoire? Jusqu’à la première guerre du Golfe, l’Irak fut l’un des principaux clients de l’industrie de Défense française. Durant la guerre Irak-Iran, la région a pesé jusqu’à 40% des exportations en valeur des armements tricolores. Dans les années 80, la France a notamment livré une centaine de Mirage F1 aux forces irakiennes et presque autant de canons automoteur AMX AuF1. Un partenariat clef pour Paris dans la région, balayé par l’intervention anglo-saxonne et les embargos successifs.

Irak, canard boiteux du Moyen-Orient?

Malgré un niveau de dépenses militaires similaire à celui de l’Égypte (environ 8 milliards de dollars en 2019), marché où la France s’est taillé entre 2013 et 2017 la part du lion, surclassant même les États-Unis, l’Irak fait encore l’impasse sur l’armement tricolore.
Ainsi, entre 2012 et 2016, les commandes d’armes de l’Irak n’ont-elles rapporté à la France que 24,9 millions d’euros… Malgré un rebond en 2020, avec près de 118 millions d’euros de prise de commande, la France ne figure même pas sur le podium des principaux fournisseurs de l’armée iranienne.
D’après les chiffres du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI) pour la période 2016–2020, le marché irakien demeure très largement dominé par les États-Unis (41% de parts de marché) et la Russie (34%), suivis par la Corée du Sud (12%).
Mais, là encore, face à la perspective de voir la France revenir dans le jeu irakien, Jean-Vincent Brisset appelle à la prudence. Le gradé dresse d’ailleurs un parallèle peu flatteur entre l’Irak et les autres récents clients de l’Hexagone, qui ne sont clairement pas les pays "offrant les meilleures garanties"…

"Sur le plan financier, lorsqu’on compare la liste des clients de la France pour des Rafales et celle des États-Unis pour des F-35, aux yeux d’un banquier, l’une est plus sympa que l’autre", regrette-t-il.

En effet, parmi les clients du F-35, on retrouve notamment la Suisse, la Norvège ou encore Singapour. Pour cet ancien officier accompagnateur du SOTI (State Organization for Technical Industries, équivalent irakien du DGA, le directeur général de l’armement), l’ombre du défaut de paiement plane sur les accords signés avec Bagdad. "De manière assez étonnante, tous ces prêts sont “Cofacés” [garantis par l’État, ndlr]", souligne-t-il avant d’insister: "s’il y a un défaut de paiement, c’est le contribuable français qui paiera la note".

Rafale contre pétrole

Ce fut déjà le cas à la fin des années 2000, lorsque la France tira un trait sur les 4,8 milliards de dettes que l’Irak lui devait. Un geste qui ne contenta pas Bagdad, qui exigea dans la foulée des réparations de la France pour des Mirage F1 qui ne lui avaient pas été livrés à cause de l’embargo international imposé en réaction à l’invasion du Koweït.
Miser sur l’Irak peut apparaître d’autant plus risqué que, comme en Afghanistan, Joe Biden a décidé de couper les frais dans le pays. Alors que l’Afghanistan voisin est présenté comme un gouffre financier pour les États-Unis, avec les 2.261 milliards de dollars qui y ont été déversés, que dire de l’Irak, où le coût de l’intervention américaine s’élèverait déjà à plus de 8.000 milliards de dollars? En somme, si le départ de l’Amérique peut laisser croire que la place se libère, celle-ci n’est pas si enviable que cela.
D’ailleurs, comme l’avance Norman Ricklefs, l’Irak pourrait régler ses nouveaux jouets à la France en pétrole. Au delà des craintes de Washington à l'égard de l'influence grandissante de l'Iran dans le pays, on comprend mieux pourquoi le Rafale ne trouve pas de concurrent américain face de lui.
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