Départ de 1.200 médecins algériens pour la France: "pas de système de santé sans dessein national"
Début février, pas moins de 1.200 médecins algériens ont été reçus aux épreuves de vérification des connaissances en France et s’apprêtent à émigrer vers l’Hexagone. Comment expliquer cette hémorragie qui dure depuis des décennies? Un médecin algérien établi en France depuis 15 ans explique à Sputnik les causes de ce phénomène.
SputnikLe 4 février, le Centre national français de gestion des praticiens hospitaliers (CNG) a publié les résultats du concours annuel relatif aux épreuves de vérification des connaissances (EVC), provoquant un séisme au sein du système de santé algérien. En effet, le CNG a révélé que sur les 1.993 lauréats, 1.200 étaient des médecins spécialistes algériens. Reçus à cet examen, ils peuvent désormais exercer dans les hôpitaux français, perpétuant ainsi l’hémorragie qui saigne à blanc au moins depuis trois décennies la santé algérienne. Actuellement, environ 16.000 médecins algériens exercent en France. D’après les chiffres publiés en 2018 par CNG, les candidats algériens au concours EVC représentent 47,64% des 94 nationalités, loin devant les Tunisiens (19,26%) et les Marocains (4,1%).
Pour quelles raisons tant de médecins algériens préfèrent exercer sous d’autres cieux, notamment en France? Qu’est-ce que cela révèle du système de santé algérien et des conditions socio-professionnelles des médecins? Cette hémorragie d’élites, s'étendant d'année en année à toutes les compétences que compte le pays dans tous les domaines, ne finira-t-elle pas par compromettre l’avenir de l’Algérie? Que faudrait-il faire?
Pour répondre à ces questions, Sputnik a sollicité un médecin spécialiste algérien installé en France. Il s’agit du Dr Khaled Ghanem, spécialiste en ORL et chirurgie cervico-faciale en région parisienne. Pour lui, "personne ne quitte son pays, ses parents, sa famille et ses amis pour émigrer dans un pays étranger par pur plaisir. La douleur et la souffrance du déchirement et du dépaysement que nous subissons sont inconsolables juste avec la réussite professionnelle. C’est une partie de nous-mêmes, irremplaçable, que nous avons laissée chez nous en Algérie".
"Près de 100.000 euros: le coût de la formation d’un spécialiste"
"Ce que vit le système de santé algérien ne peut être détaché de la situation générale du pays, qui a connu une déliquescence sans précédent durant les deux dernières décennies sous feu l’ex-Président déchu Abdelaziz Bouteflika où l’Algérie, en tant qu’État-Nation, a failli disparaître", affirme le Dr Ghanem. Il souligne que "durant cette période, les départs des élites du pays, tous corps confondus, a augmenté de manière exponentielle. La première raison de ce phénomène, qui va certainement durer encore dans le temps, est la gestion obsolète et archaïque du pays, incapable d’offrir un horizon honorable aux étudiants, aux universitaires, aux médecins, aux chercheurs, aux ingénieurs et de manière générale, à des pans entiers de la société algérienne, dont les jeunes représentent 70%".
Et d’ajouter que "l’économie algérienne, qui repose depuis des décennies à 98% sur ses rentes en hydrocarbures, n’a pas pu développer les infrastructures nécessaires, tous secteurs confondus, la santé en tête, pour intégrer les dizaines de milliers de diplômés qui sortent chaque années des universités et des grandes écoles. Il faut bien avoir en tête que la formation d’un médecin spécialiste coûte environ 100.000 dollars par an à l’État algérien, qui en laisse une bonne partie filer vers d’autres pays, en particulier la Belgique, la France, l’Allemagne, le Canada, les États-Unis et les pays du Golfe".
Dans le même temps, il rappelle que "plusieurs fois, des marches de médecins ont été réprimées dans le sang, alors qu’ils demandaient seulement aux pouvoirs publics de réformer convenablement les hôpitaux, en particulier dans les zones désertiques du pays, afin d’assurer tous les moyens nécessaires à un exercice correct de leur métier. Au contraire, comme les médecins demandaient également, d’une manière absolument légitime, un relèvement de leur salaire, certains médias ont même joué aux apprentis sorciers, en faisant comprendre à la population que si les hôpitaux ne marchaient pas bien, c’était certainement à cause des médecins eux-mêmes et pas du tout de la gestion. Le mal profond que vivent les médecins, les infirmiers et les aides-soignants dans les établissements a été révélé au grand jour durant l’épidémie de Covid-19 de ces deux dernières années. Les Algériens ont découvert avec stupéfaction l’état de régression, voire de délabrement, du système de santé national. Ainsi, comment voulez-vous que ces médecins, humiliés et blessés dans leur amour propre sur la place publique et parfois même par leurs propres patients dans les hôpitaux et cliniques privées, ne penseraient-ils pas à aller dans un autre pays où ils auront plus de reconnaissance de leur savoir-faire et de leurs compétences? Actuellement, même les médecins exerçant dans le secteur privé sont tentés par l’aventure migratoire".
"Il faut un nouveau paradigme pour s’en sortir!"
Pour le Dr Ghanem, malgré les problèmes du secteur de la santé, "il n’en demeure pas moins que les 15 facultés de médecine algériennes forment des praticiens dont la compétence est reconnue mondialement, notamment en France, en raison de la proximité linguistique et culturelle. Pas moins de 5.000 médecins généralistes et 2.000 spécialistes sortent chaque année de ces facultés. La même chose est observée chez les élèves des grandes écoles et des facultés des sciences exactes et biologiques, autant dire qu’en matière de compétences et de potentiel humain, l’Algérie dispose d’un important réservoir qui n’attend qu’à être exploité. Mais pour cela, il faut un nouveau paradigme pour s’en sortir!"
Et de ponctuer que "plus que jamais, il faut une culture nationale qui remette l’échelle des valeurs et de méritocratie dans le bon sens, en mettant le savoir et la connaissance en position de locomotive qui va tirer tout le pays vers le haut. L’Algérien ne doit pas être considéré dans la société uniquement par rapport à ses possessions matérielles, mais par ce qu’il peut apporter de bien à la communauté en mettant sa créativité à son service".
À ce titre, il estime "nécessaire que les hôpitaux algériens, en particulier les CHU, assurent des formations continues diplômantes à leurs personnels soignants, afin qu’ils puissent affiner et mettre à jour continuellement leurs connaissances. Malheureusement, ceci n’est pas fait, chose qui constitue une autre raison poussant les médecins, notamment jeunes, à partir. Ajoutons que ces formations, qui peuvent être pensées dans le cadre d’un partenariat avec des CHU étrangers, en y intégrant en priorité les praticiens algériens qui, nous en sommes certains, répondront présents avec fierté et passion".
Quel système de santé?
Comment faire pour un avoir système de santé performant et apte à garder ses cadres? En réponse à cette question, l'interlocuteur de Sputnik appelle à analyser de près le système actuel, essentiellement copié sur le système français, et propose de le comparer au système allemand, plus performant à plusieurs égards, et dont les autorités algériennes pourraient s’inspirer. Les fondements et le mode de fonctionnement du système germanique peut servir de modèle pour résoudre beaucoup de problèmes, notamment ceux des salaires et des honoraires des médecins du privé.
"Le régime obligatoire d’assurance maladie pour les ouvriers a été mis en place par le chancelier Bismarck en 1884. Ce système, qui permet à toute entreprise de plus de 1.000 salariés de créer une caisse de sécurité sociale, qui venait s’ajouter aux caisses locales, avait encouragé la multiplication des organismes de gestion. Ainsi, les caisses gestionnaires de l’assurance maladie légale y sont en concurrence les unes avec les autres, tandis que l’assurance maladie privée constitue un système alternatif à l’assurance légale. Étant en concurrence, les caisses d’assurance maladie évitent de prendre des dispositions pouvant entraîner une hausse du taux des cotisations à la charge des assurés, ce qui les a forcées à se regrouper. Actuellement, il y a uniquement 115 caisses d’assurance maladie", détaille-t-il.
Et de préciser qu’en "Allemagne, les caisses d’assurance maladie ont une obligation d’équilibre, et négocient annuellement une enveloppe fermée avec les syndicats de médecins, qui sont des institutions de droit public. Ce sont elles qui répartissent cette enveloppe pour la rémunération des médecins, et qui sanctionnent les éventuels dépassements en volume. Les syndicats allemands participent à la création des conditions d’une négociation à armes égales avec les caisses gérant le régime obligatoire d’assurance maladie".
Ainsi, "les succès de la gestion de l’assurance maladie en Allemagne sont édifiants avec 11,8 milliards d’euros d’excédents cumulés en 14 ans, entre 2002 et 2016, contre 104,5 milliards d’euros de déficit en France sur la même période. Par ailleurs, en 2011, la rémunération moyenne des médecins généralistes était supérieure de 68% en Allemagne à ce qu’elle était en France et celle des spécialistes de 36%", précise-t-il.
Conclusion
Et de suggérer que "l’Algérie ne pourra pas avoir un système de santé performant sans un dessein national grandiose, instaurant une économie et une culture du savoir, de la créativité, de la production, de la recherche et du développement en intégrant les universités, les grandes écoles et les facultés de médecine dans des corporations promouvant des projets nationaux pilotes. Nous devons développer et créer nos médicaments pour les produire localement, encourager les entreprises innovantes dans l’équipement médical et mettre en place une industrie performante pour les accompagner".
"La santé doit devenir un secteur créateur de richesses. Cependant, malheureusement, la loi de Finances 2022 affecte un budget au ministère des Moudjahidines (anciens combattants) 47 fois supérieur à celui de l’Industrie, alors que celui des Affaires religieuses l’est de six fois. Également, celui de l’Industrie pharmaceutique est inférieur de 440 fois par rapport à celui des Moudjahidines et de 57 fois par rapport à celui des Affaires religieuses. Dans ces conditions peut-on vraiment espérer un changement à même de convaincre les médecins algériens de ne pas émigrer?", conclut-il.