"Il y a des choses qu'on obtient en tête-à-tête" et pas au téléphone: c'est ainsi qu'une source de l’Élysée a motivé à BFM TV le déplacement du Président de la République à Moscou. Pendant cinq heures, Emmanuel Macron semble avoir eu bien d'occasions de jauger le langage corporel du locataire du Kremlin, comme l'escomptait l’Élysée.
Sputnik a sollicité Stephen Bunard, conférencier et consultant en communication non-verbale, pour se pencher sur les gestes des deux dirigeants.
Gestes barrières
Entrant dans la salle de négociations, consacrées à la crise ukrainienne et que Vladimir Poutine jugera "utiles" par la suite, son homologue français appuie légèrement une main sur le cœur – "simple façon de saluer en mode gestes barrières", explique le spécialiste.
Une autre précaution dictée par la crise sanitaire: une table monumentale. Si le rôle d'une table comme barrière n'est pas à négliger lors des pourparlers, ici les mesures sanitaires semblent dominer, car elles sont "valables pour tous".
"Toutefois, la distance imposée par cette table de banquet en impose et met l’hôte et l’invité dans un contexte d’emblée exceptionnel", pointe Stephen Bunard. "Certains vont y avoir un lien de sujétion, d'autres le respect de l’invité d’un point de vue russe."
Or, il est "difficile de ne pas y voir malgré nous, et malgré les explications données, la symbolique d'un long chemin qui reste à faire pour trouver un compromis", résume-t-il.
Tête-à-tête: Macron "vigilant", Poutine à l'aise
Tout le long des paroles d'ouverture, Emmanuel Macron suit son homologue russe corps droit, au visage "très vigilant" ou plutôt même "anxieux". Le sourcil froncé, il joue avec son microphone, puis ses doigts.
"Ces gestes de préhension, des classiques observables chez les glossophobes [peur de parler en public, ndlr], ou lorsque qu'un sujet nous dépasse, ce qui n'est pas le cas ici, sont inattendus chez le Président français", estime M.Bunard, auteur du livre Vos gestes disent tout haut ce que vous pensez tout bas.
"La tête semble concentrée, mais le stress fuit par les mains, la partie visible du cerveau", observe-t-il.
A la différence de Macron, le Président russe semble très à l'aise. "Le premier geste de Poutine est de taper légèrement du poing gauche sur la table, avec un demi-sourire, en remerciant Macron de sa présence. Poutine est sincère et visiblement satisfait que la Russie soit prise réellement en considération par le déplacement du Français à la tête de la présidence européenne ce semestre [la France a pris la présidence du Conseil de l'UE le 1er janvier 2022, pour la première fois depuis 14 ans, ndlr]. D’un Président deux coups", détaille l'interlocuteur de Sputnik.
Le corps du Président russe est ramassé sur lui-même, "marque d’aisance", la main gauche sur la main droite "atteste d’une volonté d’ouverture et de spontanéité".
"La scène montre l’ouverture au dialogue et la volonté de rassurer. Le regard croise peu celui de Macron, sans doute stratégiquement pour ne pas être perçu comme invasif, pour ne pas chercher plus que ça à l’impressionner à ce stade."
En écoutant Macron s’exprimer, Poutine "apparaît détendu", le corps ayant basculé vers la gauche.
Les propos liminaires sont suivis de plus de cinq heures d'entretien, puis de la conférence de presse.
Conférence de presse
Devant les journalistes, c'est au tour du Président russe de pointer l'importance de la la date anniversaire des 30 ans du Traité franco-russe de 1992, à l'instar de Macron qui l'a fait au début de la rencontre.
Le langage corporel aide Poutine à mettre l'accent sur cette entente avec "un allié géopolitique de poids", la France: "sourcils levés, focus du regard sur les médias présents, mouvements élevés des bras et des mains, fortement impliqué dans les propos".
Dans ce contexte, le fait que le chef d’État russe consulte ses notes interroge, selon le spécialiste: "veut-il incarner là une position ferme, enracinée dans l’écrit, plus collective?"
Macron s'affiche "dans la solennité" devant la presse, "dans un rôle qu’il connaît par cœur face à l’adversité (la crise sanitaire, les Gilets jaunes, etc)".
"Le sourcil est froncé, plus qu’à l’accoutumée, les clignements de paupières peu nombreux, signe de profonde concentration et réflexion. Quelques moues d’embarras ponctuent certaines phrases, montrant le caractère épineux de la situation conflictuelle", précise Stephen Bunard. "Il sait jouer de son regard pénétrant et de sa voix teintée de grave: incarner la volonté de +compromis+ et de +convergence+ et +en même temps+, le +je ne céderai rien+ sur l’essentiel. Et son corps le traduit."
Les mains traduisent à leur tour un sujet sensible: la sécurité européenne.
En parlant de la politique des portes ouvertes de l'Alliance atlantique, "le Président français se lave les mains: c’est un sujet de fort intérêt, en devenir, mais sur lequel s’exprimer est pour lui difficile".
"Si la volonté de convergence est là entre la France et la Russie – on détecte une langue de délectation à ce sujet – lorsqu’il s’agit d’aborder la convergence entre la Russie et les autres – l’Otan – et mise en œuvre, le concret, les choses apparaissent plus délicates: on observe ainsi plusieurs fois des crispations de la mâchoire chez le Président français", commente l'intervenant.
Réponses aux journalistes
Dans l'acte 3 de la rencontre, Macron reste globalement dans son rôle, avec les mêmes expressions. Quant à Poutine, son langage corporel démontre qu'il "n’est prêt à aucune concession sur la Crimée".
Pour M.Bunard, c’est "le moment le plus marquant": "Beaucoup de mouvements d’épaules, que les Français connaissent chez leur ancien Président Sarkozy, attestent du fait que Poutine est intimement et profondément engagé sur ce sujet et veut être à la hauteur des enjeux. Les sourcils se lèvent plus souvent également, il attire l’attention sur ce sujet majeur. Les mouvements des bras et des mains, un peu saccadés et élevés, soulignent l’implication personnelle".
Ensuite, on observe "l’esquisse d’un sourire quand le risque d’enlisement des Européens est évoqué si le jeu des alliances atlantistes devait fonctionner en cas d’invasion russe. L'index est pointé, ce qui peut résonner plus comme la mise en garde du piège des alliances que comme une menace".
Son sourcil gauche levé, "ce n'est plus de sa responsabilité": le chef d’État russe pose crûment la question, si l'Otan veut une guerre avec la Russie, ce qui sera une conséquence inévitable de l'adhésion de l'Ukraine et d'une tentative militaire de reprendre la Crimée.
"J’ai déjà posé cette question la dernière fois: +Est-ce que la Russie doit entrer en guerre contre l’Otan?+ Mais il y a une autre question: +Et vous, voulez-vous entrer en guerre contre la Russie?+", demande Vladimir Poutine.
Au fur et à mesure que la conférence de presse touche à sa fin, le dirigeant français devient de plus en plus à l’aise, surtout lorsqu'il évoque la stabilité et la sécurité collective.
"Nous avons esquissé quelques pistes dans notre tête-à-tête", dresse-t-il le bilan, "sûr que nous arriverons à un résultat. Il n’est pas aisé mais j’en suis sûr."
"Pédagogue, les deux mains participatives, les gestes élevés, les sourcils levés régulièrement, sans moues de doute et d’hésitation... Validant le bien fondé de sa démarche", conclut Stephen Bunard.
Et de rappeler une petite phrase de Macron: "Je ne pensais pas une seule seconde qu'il allait hier faire des gestes". A y penser dans une optique non-verbale, les deux en ont fait beaucoup.