Le chef d’état-major des armées françaises, le général Thierry Burkhard, a effectué lundi 7 février un déplacement en Côte d’Ivoire, où il s’est entretenu avec le ministre ivoirien de la Défense, Tené Birahima Ouattara. Il a également visité l’Académie internationale de lutte contre le terrorisme, située à Jacqueville, à l’ouest de la capitale Abidjan, et fraîchement inaugurée. "C'est l'armée ivoirienne qui commande. Et bien sûr, nous les soutenons. On a mis des moniteurs, il y a un adjoint qui est là et qui soutient. L'objectif est d'aller vers une plus grande autonomie", a-t-il déclaré, lors d’un point presse.
Cette visite survient dans un contexte particulier, aussi bien sur le plan militaire que diplomatique. En effet, elle a été précédée par la rencontre qui s’est tenue du 1er au 4 février, à Rome, entre les chefs d’état-major des armées des pays africains ou leurs représentants, 36 au total, et le chef du Commandement des États-Unis pour l’Afrique (Africom), le général Stephen Townsend. Par ailleurs, l’Africom a annoncé dans un communiqué l’organisation de manœuvres d’opérations spéciales du 15 au 28 février, en Côte d’Ivoire, avec la participation de 400 soldats des forces spéciales. Les États africains participants sont, outre le pays d’accueil, le Cameroun, le Ghana et le Niger. Les autres comprennent le Canada, la France, les Pays-Bas, la Norvège, le Royaume-Uni et les États-Unis. C’est également en pleine crise diplomatique entre la France et le Mali que le haut gradé français s’est déplacé, deux semaines avant le débat qui aura lieu le 22 février à l'Assemblée nationale française sur "l'engagement militaire du pays au Sahel".
Comment lire ces événements à l’aune des coups d’État survenus dans plusieurs pays africains, dont certains se tournent actuellement vers la Russie et la Chine? Y a-t-il une nouvelle configuration de la présence militaire occidentale en cours en Afrique? Quels sont les enjeux géostratégiques probablement visés par l’alliance France-Africom dans cette région du continent?
Pour répondre à ces questions, Sputnik a sollicité Abdelkader Soufi, expert et chercheur en géopolitique et politiques de Défense. Pour lui, "aussi bien pour les États-Unis que pour la France et le Royaume-Uni, il s’agit de sécuriser la voie maritime, passant par le Golfe de Guinée, d’approvisionnement en hydrocarbures et en métaux stratégiques en provenance d’Afrique équatoriale et de l’Ouest, et de la région du Sahel. Le fait est que, dans l’actuel bras de fer entre Washington et ses alliés notamment au sein de l’Otan d’un côté, et l’axe eurasiatique Pékin-Moscou-Téhéran et tous les pays qui pourraient rejoindre ce bloc dans le futur -à l’instar du Pakistan- de l’autre, la voie maritime stratégique traversant le détroit de Bab el-Mandeb, sur le golfe d’Aden, qui relie la mer Méditerranée orientale à l’océan Indien, via la mer Rouge et le canal de Suez, devient très problématique pour les Occidentaux. Ceci dans un contexte inédit où la présence française, notamment militaire, est très fortement contestée et remise en cause par les populations africaines".
"Les ressources de l’Afrique, un enjeu majeur"
"La France, tout comme le Royaume-Uni et l’Europe, sont vulnérables face aux flux maritimes, ce qui place les côtes ouest-africaines, en particulier celles du golfe de Guinée, au cœur de leur sécurité économique, de leur souveraineté énergétique et des approvisionnements en métaux stratégiques pour les industries de hautes technologies de défense, de l’aérospatial et d’électronique", affirme M.Soufi.
Et d’ajouter que contrairement à beaucoup de pays européens, "la France a la chance de disposer de deux façades maritimes métropolitaines. La première est la façade atlantique vers l’Afrique de l’Ouest, d’où vient une part importante des approvisionnements en pétrole et en uranium du pays. La seconde est la façade méditerranéenne, qui lui donne l’accès à l’océan Indien via le canal de Suez en passant par la mer Rouge, le détroit de Bab el-Mandeb, sur le golfe d’Aden, et, de là, vers le golfe Persique en traversant le détroit d’Ormuz ou vers la mer de Chine méridionale".
Outre cet avantage, il souligne qu’"il faut bien voir qu’actuellement beaucoup d’intrants de l’économie française en matière d’approvisionnements en métaux stratégiques comme l’aluminium, le cuivre, le minerai de fer, le niobium, le tantale, le cobalt, le nickel, le coltan, mais surtout les terres rares hautement importantes pour les technologies spatiales et de défense, sont acheminés, tout comme les conteneurs, via la Méditerranée. Ainsi, ils parcourent par la suite l’océan Indien vers la mer de Chine méridionale en passant par le détroit de Malacca, entre l’île de Sumatra, à l’ouest, et la Malaisie et Singapour, à l’est".
Ainsi, dans contexte actuel de concurrence entre les grandes puissances, dont les États-Unis, la Chine, l’Inde, la Russie, l’Iran, le Brésil, l’Allemagne, le Royaume-Uni, la Turquie et Israël, pour l’accès aux ressources, notamment en métaux stratégiques, "toute crise majeure sur cette trajectoire aura inéluctablement un impact gravissime sur l’économie française et européenne en général. C’est pour cette raison que les ressources de l’Afrique sont devenues un enjeu majeur pour toute ces puissances!".
"Une force militaire européenne autonome"?
Bien que la France ait une présence militaire "aux Émirats arabes unis, depuis 2009, et à Djibouti, notamment depuis la confirmation, en décembre 2011, de l’accord de défense bilatéral, pour pallier toute menace contre ses intérêts dans cette zone sensible du monde, il n’en demeure pas moins que l’Armée française, notamment sa Marine, n’a pas les moyens d’y faire face seule. D’où la nécessaire aide américaine en attendant la mise sur pied d’une force militaire européenne autonome, en dehors de l’Otan qui demeure sous domination anglo-américaine, chose que les États-Unis sont encore loin de permettre", analyse l’interlocuteur de Sputnik.
Selon lui, "les États-Unis, qui cherchent à sécuriser leurs approvisionnements également, outre ceux en provenance des pays du Golfe, dont le détroit d’Ormuz est un passage obligé, au large des côtes iraniennes, voient dans les ressources africaines et les voies maritimes de leur acheminement -notamment via les ports se trouvant sur le golfe de Guinée- un enjeu stratégique majeur. À ce titre, il y a lieu de rappeler les propos du chef de l’Africom au sommet de Rome, où il avait insisté sur le fait que l’un des objectif majeurs de son commandement était de garantir +l’accès et l’influence des États-Unis sur le continent+ et la lutte contre le terrorisme".
Dans ce contexte, "les États-Unis ont mis au point une stratégie soigneusement étudiée pour remplacer la France au Sahel et en Afrique de l’Ouest, craignant une présence russe, chinoise et iranienne de plus en plus importante dans la région, notamment après les deux coups d'État au Mali et Burkina Faso", précise-t-il. En effet, pour lui, "à la lumière de cette nouvelle donne, l'approche américaine était claire: mettre le paquet sur la Mauritanie, la Côte d’Ivoire, le Ghana, le Sénégal, le Niger et le Nigeria, en faisant d’eux des partenaires de premier plan via le renforcement de groupements de forces spéciales".
"La mort programmée de l’opération Barkhane"
En réalité, c’est en novembre 2020, "près de dix mois avant le coup d‘État au Mali, que la mort programmée de l’opération Barkhane a été décidée", estime Abdelkader Soufi, rappelant que ce n’était qu’"à partir de ce mois que la ministre française des Armées avait commencé à laisser entendre dans ses déclarations que la France allait revoir son engagement militaire au Sahel. En fait, ceci est apparu dans le sillage de la décision du Pentagone de fusionner les forces américaines pour l’Europe et pour l’Afrique sous un seul commandement [US Army Europe and Africa (USAREUR-AF), commandé par le général quatre étoiles Christopher Cavoli, ndlr]. Cette nouvelle force sera responsable des théâtres sud-européens et africains et des moyens qui y seront engagés, avec la collaboration des pays africains alliés des États-Unis".
Enfin, M.Soufi souligne que "les États-Unis, tout comme la France, qui voient d’un très mauvais œil la présence militaire de la Russie au Soudan, où elle s’apprête à construire une base navale à Port-Soudan au large de la mer Rouge, en République centrafricaine, au Mozambique et dernièrement au Mali, soutenu par l’Algérie, son allié stratégique au Maghreb, appréhendent sérieusement le déploiement militaire chinois et iranien sur le continent. En effet, l’implication de l’Iran au Yémen et la présence militaire chinoise à Djibouti et probablement en Guinée équatoriale, donne de sueurs froides au Pentagone qui voit un danger sur le détroit de Bab el-Mandeb et le golfe de Guinée".
Et de s’interroger: "quand des groupes terroristes ou djihadistes sont alimentés par des milliers de combattants en provenance de Syrie et d’Irak, quand ils détiennent des armes lourdes à même d’affronter et de défaire les armées régulières africaines, il est tout à fait légitime de s’interroger sur l’origine de ces armes, sur qui les financent et surtout comment arrive-t-on à déjouer la vigilance des services de sécurité africains pour les faire parvenir sur les zones de conflits?". À ce titre, il rappelle que "la quasi-totalité des pays africains ne sont pas des fabricants d’armes, ce qui écarte l’origine locale de ces armements".
"Le dernier sommet entre Vladimir Poutine et son homologue iranien, puis sa rencontre avec le Président chinois à l’occasion de l’ouverture des Jeux olympiques, présagent de beaucoup de changements majeurs dans le monde, qui commenceront à apparaître dans les quelques semaines à venir, face à un bloc occidental affaibli et désorganisé", conclut-il. "L’Afrique sera certainement au cœur des enjeux!"