Sommes-nous à la veille d’un changement majeur de la politique américaine en Syrie?
Après avoir misé sur un départ de Bachar el-Assad en finançant et en armant l’opposition, voilà que Washington montrerait des signes d’assouplissement. En effet, selon le très bien informé magazine américain Foreign Policy, suite à un accord signé avec la Russie, les États-Unis s’engageraient à atténuer la pression politique sur Damas aux Nations unies. Il est en effet question de diminuer le nombre de réunions au Conseil de sécurité de l’Onu sur l’utilisation d’armes chimiques par le gouvernement syrien. Compte tenu de la faiblesse de l’opposition syrienne, l’Administration Biden consentirait également à ne plus mettre l’accent sur la transition politique pour créer une "Syrie inclusive".
Autant de concessions qui feraient les beaux jours de la Syrie et de ses alliés russes et iraniens. Toujours selon le magazine, Moscou avait déjà obtenu en juillet dernier un premier geste de la Maison-Blanche. Il s’agissait du soutien à des projets d’infrastructure vitaux, notamment dans les domaines de l’eau, de l’assainissement, de la santé et de l’éducation.
Washington "dans la bonne direction"?
De surcroît, les États-Unis avaient décidé d’alléger leurs mesures coercitives pour permettre aux ONG de traiter avec des éléments du gouvernement syrien. À compter du 26 novembre, elles ont été autorisées à procéder à de nouveaux investissements dans des activités à but non lucratif. "Le gouvernement américain donne la priorité à l’élargissement de l’accès humanitaire à toute la Syrie afin d’alléger les souffrances du peuple syrien qui continue de faire face aux conflits armés, à l’insécurité alimentaire et à la pandémie de Covid-19", a déclaré Andrea Gacki, directrice du Bureau du contrôle des avoirs étrangers (OFAC).
"Il faut voir s’il y aura des retombées concrètes sur le terrain", modère aussitôt Joseph Daher, politologue, enseignant à la Faculté des sciences sociales et politiques de l’université de Lausanne.
"Concernant les décisions de l’OFAC, c’étaient des discussions anciennes qui remontent à la mise en place des sanctions “César”. C’est officiellement une décision pour faciliter le travail humanitaire. Légalement, cela doit faciliter l’action des organisations humanitaires. Mais dans la pratique, on verra, car il y a encore beaucoup de complications et d’inconnues, notamment en ce qui concerne les transactions financières", souligne-t-il au micro de Sputnik.
Allégement ne veut pourtant pas nécessairement dire changement. En effet, Washington est loin d’avoir totalement revu sa copie. "Les États-Unis continuent de se concentrer sur la dissuasion des activités malveillantes de Bachar el-Assad, de son régime, de ses amis et de ses complices étrangers, ainsi que des groupes terroristes, notamment en limitant leur capacité à accéder au système financier international et aux chaînes d’approvisionnement mondiales", a indiqué Andrea Gacki.
Mais l’espoir pointe tout de même. "[C’est] un pas dans la bonne direction et nous l’apprécions", a déclaré Dmitry Polyanskiy, le haut diplomate russe à l’Onu, avant de rajouter que "cela ne change pas la donne, bien sûr, il reste encore un long chemin à parcourir en ce qui concerne la position américaine envers la Syrie. Mais c’est définitivement un pas dans la bonne direction." En effet, Moscou martèle régulièrement que la levée des sanctions est une condition sine qua non au redressement du pays.
Fermer les yeux sur les sanctions en Syrie pour contrer l’Iran
Depuis peu, ce discret changement de posture américaine se confirme tout de même dans les faits. Pour tenter de contrer l’influence grandissante de l’Iran au Liban, Washington avait déjà autorisé, le 19 août dernier, l’Égypte à fournir du gaz à Beyrouth en passant par le territoire syrien. Une décision qui n’était pas du goût des Républicains qui, eux, demandaient la stricte application de la Loi César.
Autre entorse: l’ouverture en octobre dernier du principal poste-frontière entre la Jordanie et la Syrie. En déplacement aux États-Unis en juillet dernier, le roi jordanien Abdallah II avait appelé son allié américain à desserrer l’étau des sanctions anti-syriennes pour permettre à nouveau à Amman de commercer avec Damas. Des pressions qui ont porté leurs fruits. Ainsi les alliés arabes de Washington, pourtant initialement alignés sur la politique américaine en Syrie, commencent-ils à montrer leurs désaccords.
"Il y a un affaiblissement relatif des États-Unis, cela a donc laissé la place à d’autres puissances. Et les alliés locaux de Washington ont ainsi plus de marge de manœuvre, ils ne sont pas dans un alignement total", indique le spécialiste de la Syrie.
Marge de manœuvre toutefois limitée: en effet, la visite à Damas le 9 novembre dernier du chef de la diplomatie émiratie, le cheikh Abdallah ben Zayed Al Nahyane, avait provoqué l’ire de Washington. "Nous sommes préoccupés par les rapports de cette réunion et le signal qu’elle envoie", avait alors déclaré le porte-parole du département d’État, Ned Price. Et d’appeler à réfléchir attentivement à ces décisions.
Mais rien n’y fait, les partenaires régionaux des États-Unis n’hésitent plus à critiquer les mesures prises par le gouvernement américain. "La collaboration avec la Syrie est aujourd’hui confrontée à la Loi César", avait ainsi déploré le chef de la diplomatie émiratie en mars dernier. Entrée en vigueur en juin 2020, cette loi vise à littéralement isoler la Syrie, l’empêchant de commercer avec l’extérieur. Officiellement, les États-Unis avaient pris cette mesure pour contraindre Bachar el-Assad à négocier une "transition politique". En pratique, "les sanctions économiques ont un réel impact sur le peuple syrien", précise Joseph Daher. 90% de la population vit en effet sous le seuil de pauvreté.
Les États-Unis tiennent la bride courte à leurs alliés
Indépendamment du bon vouloir des nouveaux partenaires de Damas, les mesures coercitives américaines ont malheureusement le dernier mot. Des résultats concrets sur le terrain se font toujours attendre côté syrien.
"Il y a beaucoup de banques au niveau international qui par exemple ont peur de faire des transactions avec tout ce qui est en lien avec la Syrie. Les Émirats ne vont pas investir tant qu’il y aura des sanctions et une amélioration des conditions économiques en Syrie. Et certaines compagnies émiraties avaient déjà été sanctionnées par les Américains pour avoir commercé avec des entités syriennes sanctionnées", détaille Joseph Daher.
C’était notamment le cas de deux entreprises basées aux Émirats, Parthia Cargo et Delta Parts Supply FZC, qui avait fourni des services logistiques à la compagnie aérienne iranienne Mahan Air, qui effectuait des vols vers la Syrie.
Donc, en dépit des légers ajustements et des annonces diplomatiques, la route est encore longue pour voir une réelle volte-face de Washington dans la région. "La politique américaine à l’égard de la Syrie peut changer dans l’avenir, mais pas maintenant", estime Joseph Daher. "Quel serait le bénéfice des États-Unis? Aujourd’hui, Washington n’a aucun avantage à tendre la main à Damas", ajoute-t-il.
"La Syrie n’est pas une priorité, c’est clairement secondaire. Le rôle américain est focalisé sur deux priorités: la soi-disant guerre contre le terrorisme et la volonté de contrer l’influence de l’Iran en Syrie. Aujourd’hui, leur présence [militaire des USA en Syrie, ndlr] est symbolique, ils sont 900. C’est pour garder, disons, un moyen de pression et pour ne pas perdre totalement la main sur ce dossier", conclut-il.
Avec cette politique des (tout) petits pas, Damas va devoir patienter encore longtemps pour voir son sort s’améliorer.