Pourquoi les employés ou les ouvriers qualifient-ils souvent leurs dirigeants, bien entendu par dérision, de "pharaons", de "Dieux sur terre", de "gens qui se croient nés d'une créature extraterrestre"? Ainsi, y a-t-il des liens entre la position de pouvoir des dirigeants ou des leaders, selon la terminologie néolibérale, la déification de soi-même, les fantasmes de toute-puissance et l’illusion d’immortalité?
Dans ce 32e cours d’"Anti-néolibéralisme", Omar Aktouf, professeur titulaire à HEC Montréal et membre du conseil scientifique d’ATTAC au Québec, affirme auprès de Sputnik qu’"il y a, plus que jamais, dans ces concepts un culte du leader qui le porte à une véritable ‘déification’, et qui a pour parallèle, dans la littérature et dans les pratiques managériales courantes, une ‘réification’ de l'employé. Ceci constitue en soi une flagrante et insidieuse atteinte à toute idée de démocratie au sein des organisations capitalistes néolibérales dominantes".
"Il n’y a là qu’idéologie qui arrange ceux qui la promulguent"
"La plus grande partie de la littérature du management néolibéral traditionnel est constituée de véritables cultes de l’individu exceptionnel, du héros créateur et demi-dieu, selon l’étymologie grecque, du bâtisseur d’organisations, etc.", indique le Pr Aktouf.
Et d’ajouter que "c’est cette vaste littérature qui a fondé profondément et durablement l’idée que l’humanité était divisée en deux catégories. Une majorité de sortes d’incapables destinés à être des ressources, d’un côté, et d’un autre côté, en très faible minorité, de quelques individus d’exception qui portent en eux, de façon quasi innée, le phénomène entrepreneurial, le fait d’être leader, ou alors l’héritier, de façon quasi génétique, de lignées de parents ou d’ancêtres ayant eu la chance d’appartenir à cette minorité". Or, selon lui, "il n’y a là qu’idéologie qui arrange ceux qui l’entretiennent, qui va être à l’origine d’un mythe consistant à faire croire qu’il existe des personnes faites pour être des dirigeants et des gestionnaires et d’autres non. Ce mythe managérial fait du dirigeant un leader par don inné, une sorte de Dieu créateur, qui seul sait et peut gérer, diriger ou élaborer une stratégie".
Dans le même sens, il explique que "le renforcement de l’autosatisfaction, l’autoglorification, voire la mégalomanie des dirigeants, seront des résultats de ce processus. Il suffit de voir les arguments avec lesquels le management néolibéral tente de faire admettre comme normaux les phénoménales hausses de revenus, les primes, les bonus de retraite et les parachutes dorés des patrons et des dirigeants. D’ailleurs, beaucoup affirment qu’ils méritent ce qu’ils s’octroient du fait qu’ils sont des stars, des dirigeants de talent exceptionnels, sous-entendant que le reste des employés des entreprises sont des personnes ordinaires, sans talents ni capacités qui ne soient interchangeables".
Quid des autres modèles de gestion?
Cependant, devant les énormes différences de productivité, de rentabilité, de qualité, d'engagement des employés, qui ne cessent de se creuser entre le modèle de capitalisme financier à l’américaine, d'un côté, et celui plus industriel et technique de pays tels que l’Allemagne, les États scandinaves, le Japon, la Corée du Sud et actuellement la Chine, Omar Aktouf estime qu’il "y a lieu de se demander si le mode de relations existant entre dirigeants et dirigés n'y est pas pour quelque chose?"
"Car après tout, la valeur ajoutée, la productivité, l'innovation et ladite qualité totale ne proviennent-elles pas de ce que l'intelligence collective et synergique des employés peut et veut donner à l’entreprise?", conclut-il.