Moscou tape du poing sur la table. Malgré la reprise par les FDS –constituées principalement de Kurdes– de la totalité de la prison de Ghwayran, à Hassaké dans le nord-est de la Syrie, la pépinière djihadiste préoccupe au plus haut point la Russie. Le premier représentant permanent adjoint de la Russie auprès des Nations unies, Dmitry Polyansky, a demandé une réunion du Conseil de sécurité de l’Onu sur les récentes attaques de l’État islamique* sur le territoire syrien.
Et pour cause, c’est la première fois depuis la défaite territoriale de l’organisation terroriste en mars 2019 à Baghouz que Daech* entreprend une opération d’une telle envergure. En effet, les combats entre les Kurdes et les djihadistes ont duré près d’une semaine et ont fait plus de 200 morts. Les forces de la coalition dirigée par Washington ont survolé les environs pour quadriller la zone. Ce retour tonitruant de la menace terroriste inquiète également l’envoyé spécial du Secrétaire général pour la Syrie, M. Geir O Pedersen. Pour lui, c’est un message clair sur l’importance de s’unir pour résoudre définitivement ce conflit. Il invite de surcroît toutes les parties prenantes à trouver un terrain d’entente.
La coalition en Syrie depuis bientôt 8 ans
Cette action de Daech* a donc semé la zizanie parmi les grandes puissances. Mais pour Bassam Tahhan, géopolitologue et spécialiste de la Syrie, c’est bel et bien l’intervention de la coalition internationale qui est sujette à caution.
"Les Russes ont parfaitement raison de convoquer le Conseil de sécurité. Aujourd’hui, on est en droit de se demander ce que fait véritablement la coalition internationale en Syrie. Elle est présente là où les combattants de l’État islamique* sont encore bien présents, et ce depuis quasiment huit ans", souligne-t-il au micro de Sputnik.
La coalition internationale menée par les États-Unis soufflera sa huitième bougie le 15 août prochain exactement. Elle ne regroupait initialement pas moins de 22 pays. Si elle a permis de libérer certaines régions en Irak, ce n’est pas le cas en Syrie où, pour mémoire, elle se trouve illégalement. Bien que défaits, les combattants de Daech* restent nombreux dans cette zone.
Même si les chiffres manquent, les terroristes ont pignon sur rue dans la zone dite de la Middle East River Valley qui se situe le long de l’Euphrate. L’État islamique* y cacherait du matériel, des armes et serait en connexion directe avec le territoire irakien du fait de la porosité des frontières. De surcroît, l’organisation terroriste recevrait de l’aide de tribus locales. "Finalement, on se rend compte que la lutte contre Daech* ne serait pas le réel but de la coalition", résume le géopolitologue.
D’ailleurs, selon le représentant permanent de la Syrie auprès de l’Onu, Bassam Sabbagh, les récents événements dans la ville de Hassaké s’inscrivaient dans le cadre de "tentatives de Washington de recycler l’État islamique* et de justifier la survie de ses forces". Bassam Tahhan va encore plus loin en stipulant que "les Américains ont allumé un feu qu’ils ne veulent pas éteindre". Et les raisons seraient nombreuses:
"Le but de cette présence au sol répond à un intérêt géopolitique simple: empêcher Damas de mettre la main sur ce territoire en soutenant les forces kurdes et en leur faisant miroiter un État autonome pour le Kurdistan syrien", estime le spécialiste de la Syrie.
Et pour ce faire, les forces kurdes peuvent compter sur le soutien indéfectible de Paris et de Washington. En effet, la France refuse catégoriquement de faire un pas vers Damas tant qu’il n’y aura pas eu de "transition politique". En d’autres termes, tant que Bachar el-Assad sera à la tête de la Syrie, la position française ne bougera pas d’un iota. Donc pour garder un pied en Syrie, le gouvernement français multiplie les rencontres et les visites avec des dirigeants kurdes.
Les USA ont mis la main sur le pétrole et le blé syriens
Au mois de mai dernier, une délégation de la Fondation Danielle-Mitterrand et de la mairie de Paris s’était rendue dans la ville kurde de Qamichli, ce qui n’avait pas manqué de contrarier Damas. Le gouvernement syrien avait fermement condamné ce déplacement en ces termes: "une autre implication directe de la France dans l’agression contre la Syrie". Au mois de juin, c’était au tour de Leïla Mustafa, maire kurde de Raqqa, de se rendre à Paris à l’invitation d’Anne Hidalgo. Dans un entretien au Monde, l’édile kurde avait affirmé que "malgré notre coopération militaire avec la France dans le cadre de la coalition internationale, l’approfondissement des relations dans le domaine civil reste à la traîne." Toutefois, la France aurait fourni une aide de plus 100 millions d’euros depuis la reprise de Raqqa en 2017. L’Élysée a même promis le 19 juillet que son pays "allait continuer son action humanitaire".
Mais ce sont bel et bien les États-Unis qui tiennent le premier rôle au chevet des Kurdes. "Ils [les Américains, ndlr] ont promis de faire tout ce qu’il faut pour détruire l’État islamique* et de travailler à la construction d’infrastructures dans le nord-est de la Syrie", avait déclaré le 7 octobre Ilham Ahmed, président du comité exécutif du Conseil démocratique syrien, une représentation politique kurde dans le Nord-est syrien. Et pour cela, les Américains disposent toujours de 900 soldats sur place.
Mais le cynisme US va encore plus loin.
"Washington empêche Damas de mettre la main sur ses ressources pétrolières à l’Est de l’Euphrate", déplore Bassam Tahhan.
Les Américains feraient d’une pierre deux coups. Le Nord-est syrien est également le grenier à blé de la Syrie. Près de 60% de la population est désormais dans une situation d’insécurité alimentaire, selon l’Onu. Mais comme si cela n’était pas assez, les USA soutiennent les Kurdes pour faire "pression sur la Turquie d’Erdogan", précise notre interlocuteur.
Pour Ankara, la question du Rojava (Kurdistan syrien) est une question de sécurité interne et d’intégrité territoriale, notamment en raison des activités du Parti des travailleurs kurdes (PKK). Dans les zones sous leur contrôle, les Kurdes appliqueraient méthodiquement une politique d’éradication linguistique et culturelle au détriment des minorités chrétiennes et arabes. La "kurdification" touche également les noms des villes ou les manuels scolaires.
Malgré tout, le retrait des forces occidentales de Syrie n’est qu’une question de temps, estime Bassam Tahhan: "Tôt ou tard, face à la pression conjointe des Russes, des Syriens et même des Turcs, Washington devra plier bagage une fois pour toutes." D’autant que Damas et Ankara auraient entamé des pourparlers au sujet de la question kurde. Les deux pays souhaitent s’entendre sur le retour de l’Est de l’Euphrate dans le giron syrien.
La lutte contre l’État islamique* est toujours à géométrie variable. La présence djihadiste en Syrie aurait donc bon dos et servirait plus que jamais les intérêts de certains acteurs présents sur le terrain.
"C’est une honte pour l’Occident qui continue de souffler sur les braises d’un conflit qui n’a que trop duré", conclut Bassam Tahhan.
*Organisation terroriste interdite en Russie