Situation au Burkina Faso: la politique africaine de la France risque d’être "totalement atrophiée"

Assiste-t-on à une mutinerie au Burkina, comme le soutiennent les autorités, ou à une tentative de coup d’État? La question reste posée alors qu’a émergé la nouvelle non encore confirmée de l’arrestation du Président Roch Kaboré. Les événements en cours remettent un peu plus en cause la politique africaine de la France, selon un expert.
Sputnik
"Si putsch il y a effectivement à Ouagadougou, là où précisément le Président français Emmanuel Macron, en novembre 2017, avait encensé le modèle démocratique et le principe de gouvernance du Burkina Faso à travers son fameux discours, ce serait un échec total et la politique africaine de la France serait totalement atrophiée", déclare Emmanuel Dupuy, président de l’Institut prospective et sécurité en Europe (IPSE), commentant pour Sputnik les événements sociopolitiques et militaires en cours dans ce pays sahélien.
La politique française dans ce pays n'aurait-elle donc pas pu faire échec aux différentes crises dont les événements actuels constituent une énième manifestation, alors même qu’elle se proposait de les combattre?
Selon l'expert en géopolitique et défense français, tous les principes que disait promouvoir cette politique, notamment l’alternance démocratique, l’amélioration de la situation sécuritaire et économique, ainsi que de l’activisme citoyen et institutionnel, "volent de fait en éclat".
"Une bonne partie des Présidents sur qui on comptait s’appuyer pour la stabilité et le soutien contre les groupes armés terroristes ont aujourd’hui tous disparu. C’est le cas d’Ibrahim Boubacar Kéïta au Mali, d’Alpha Condé en Guinée, d’Idriss Déby Itno au Tchad ou encore de Mahamadou Issoufou au Niger. Dans une logique plus ou moins démocratique, les deux seuls qui restent sont Mohamed Ould Ghazouani de la Mauritanie et Roch Kaboré du Burkina Faso. Si ce dernier tombe, inutile de dire que la politique africaine sera regardée avec encore plus de circonspection", explique-t-il.

Un "nouvel axe" voit le jour

Comme le souligne Emmanuel Dupuy, si les événements au Burkina Faso en prennent finalement la direction, il s’agirait de la cinquième tentative de putsch ou putsch effectif dans un pays de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), après les deux coups réussis au Mali en 2020 et en septembre 2021 pour la Guinée, et celui manqué fin mars 2021 au Niger, peu avant l’investiture du Président Mohamed Bazoum.
"Cela implique que dans quatre des 15 pays de la CEDEAO, la situation politique est particulièrement instable puisque l’ordre institutionnel n’y règne plus. On pourrait même rajouter un cinquième pays qui ne fait pas partie de la CEDEAO [mais qui en est un voisin immédiat], le Tchad, dont l’ordre institutionnel s’est trouvé perturbé avec la mort du maréchal Idriss Déby Itno", analyse l’expert.
On observe donc dans la région ouest-africaine une grande instabilité et une remise en cause du leadership politique qui tendrait à toucher tous les pays. "Cette situation donne l’impression que les prochains sur la liste dont le pouvoir pourrait être interrogé sont les Présidents Mohamed Bazoum du Niger, Alassane Ouattara de Côte d’Ivoire, et potentiellement Faure Gnassingbé du Togo et Macky Sall du Sénégal", ajoute-t-il.
Militaires au pouvoir: le Burkina Faso pourrait-il emboîter le pas au Mali et à la Guinée?
"Concernant le Sénégal, on se souvient des manifestations populaires en soutien à Ousmane Sonko, principal chef de l’opposition, et contre Macky Sall [qui assurera à partir de février prochain et pour un an la présidence de l’Union africaine, ndlr], avec cette perspective que peut-être le Président sénégalais envisagerait, contrairement à ce que prévoit la Constitution, de briguer un troisième mandat en 2023. C’est là une situation qui s’est produite en Côte d’Ivoire en 2020, et qui a provoqué le coup d’État de 2021 en Guinée. Tous ces événements rendent perméable la CEDEAO et remettent en cause cette institution car on peut se demander à quoi elle sert finalement si elle ne peut pas empêcher des putschs ou n’a comme principale mission que de sanctionner les régimes militaires qui, accessoirement, sont soutenus par les populations", poursuit-il.
Par ailleurs, Emmanuel Dupuy fait remarquer qu’au milieu de tous ces bouleversements sociopolitiques, un "nouvel axe" de militaires au pouvoir est en train d’être créé en Afrique. "Depuis l’Algérie où le chef d’état-major Saïd Chengriha est le vrai détenteur du pouvoir, jusqu’au Mali avec Assimi Goïta, la Guinée avec Mamady Doumbouya et peut-être bientôt un nouvel homme fort au Burkina Faso, ce nouvel axe fait déjà tache d’huile", soutient-il.

Une situation toujours confuse

Dans la nuit du 22 au 23 janvier, un certain nombre de casernes militaires - dont le camp Lamizana Sangoulé, le plus important de la capitale Ouagadougou - se sont soulevées dans plusieurs villes du Burkina Faso, donnant l’impression d’une action coordonnée. Les Burkinabè ont ainsi été brusquement tirés de leur sommeil par des tirs nourris en provenance de ces casernes.
En début de matinée, vers 8h GMT, le gouvernement a d’abord démenti dans un communiqué les rumeurs de coup d’État qui allaient déjà bon train sur la Toile.
Avant une intervention peu après à la télévision nationale du ministre des Armées, le général de brigade Aimé Barthélemy Simporé a évoqué une mutinerie tout en assurant que la situation était "sous contrôle" et qu’aucune institution de la République n’était inquiétée.
Ces propos du ministre ont toutefois contrasté avec la poursuite des tirs sporadiques jusque vers la mi-journée, avant même de reprendre en fin de soirée à Ouagadougou.
Le 22 janvier, des manifestations en soutien à l'armée et pour exiger le départ de Roch Kaboré ont eu lieu, malgré l'interdiction des autorités, dans plusieurs grandes villes du pays, dont Ouagadougou et Bobo-Dioulasso.
Selon Emmanuel Dupuy, la situation confuse engendrée par ces incidents - qui surviennent au lendemain d’une manifestation contre l’insécurité et pour exiger le départ du Président Roch - "était plus ou moins attendue". "L’arrestation du lieutenant-colonel Emmanuel Zoungrana [qui serait l’une des pièces maîtresses d’une tentative déjouée de coup d’État début janvier, ndlr] en était un élément précurseur. La grogne était donc déjà là, les forces armées étaient effervescentes", indique-t-il.
Cela dit, cette grogne semble avoir vraisemblablement atteint un point culminant avec l’attaque d’Inata du 14 novembre dernier, au cours de laquelle 53 gendarmes et 4 civils ont été tués. Ce qui en fait le pire revers jamais enregistré par l’armée burkinabè.
"Il n’est pas exclu que ce qui s’est passé au Burkina Faso puisse se répéter"
Le Président Roch Kaboré a tenu compte du mécontentement des forces de défense et de sécurité en procédant à des changements au sein du commandement de la gendarmerie et de l’armée, mais aussi en changeant de gouvernement le 13 décembre dernier.
"Tout ceci n’a visiblement pas suffit, d’autant plus que les [mutins présumés], de ce que nous avons tous compris, réclament plus de moyens dans leur lutte contre le terrorisme. On a aussi inévitablement à l’esprit le fait que le lieutenant-colonel Paul-Henri Damiba, nommé en décembre dernier par décret présidentiel commandant de la troisième région militaire a, dans un ouvrage [paru en juin 2021] évoqué l’insuffisance des moyens dont disposent les militaires burkinabè pour faire face aux groupes armés terroristes", déclare Emmanuel Dupuy.
Il faut par ailleurs noter que le camp Lamizana Sangoulé abrite la Maison d’arrêt et de correction des armées (MACA), où sont détenus des officiers supérieurs dont le général Gilbert Diendéré, ex-chef d’état-major particulier de l’ancien Président Blaise Compaoré. Certaines rumeurs ont laissé entendre que les mutins auraient l’intention de libérer ce dernier.
"Il y a une réalité qui pourrait apparaître au cas où la MACA aurait été touchée. En effet, si Gilbert Diendéré est libéré, cela pourrait donner l’impression que les militaires se cherchent un parrain ou un positionnement, inscrivant leur action dans une logique de contre-révolution a contrario de celle qui avait balayé du pouvoir Blaise Compaoré en octobre 2014", soutient l’expert.
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