Rafale: après les Australiens et les Polonais, comment les Suisses se sont joués des Français

Malgré les démentis de Paris, le ciel s’assombrit entre la France et la Suisse. La cause du malaise? la Confédération helvétique aurait longtemps fait miroiter l’achat de Rafale avant d’opter pour le F-35. Une déconvenue qui en rappelle d’autres.
Sputnik
Dans le domaine des affaires, la France aurait-elle quelques difficultés à se faire respecter?
Selon le magazine d’investigation de Suisse alémanique Republik, les autorités helvétiques auraient continué à faire miroiter à la France l’achat du Rafale… alors qu’elles avaient déjà opté pour le F-35 américain. Une perspective entretenue par des visites à Paris de conseillers fédéraux, agrémentées de cadeaux diplomatiques, de dîners et d’échanges téléphoniques entre Guy Parmelin, qui présidait le Conseil fédéral en 2021, et Emmanuel Macron.
On découvre ainsi que, parallèlement aux deux appels d’offres lancés par les Suisse à l’été 2018, Berne avait engagé en catimini des pourparlers avec Paris pour se doter d’un avion de combat et d’un système de défense sol-air. Valeur totale du deal qui se dessinait: 8 milliards de francs suisses, "le plus grand accord d'armement de l'histoire de la Suisse" souligne Republik.
Afin d’assurer la victoire de l’appareil multirôle tricolore, les Français auraient de surcroît opéré des concessions fiscales. En retour de l’acquisition de l’appareil de combat de Dassault, Bercy était en effet prêt à s’engager à rétrocéder une partie des recettes issues de la taxation des frontaliers, ces résidents français qui travaillent dans la Confédération helvétique. Ce contre-accord "aurait rapporté à la Suisse un total estimé à environ 3,5 milliards de francs de recettes fiscales supplémentaires sur trente ans", avance Republik.

Impôts et soutien politique contre avions de combat

À ces recettes fiscales se serait ajouté un renforcement de la coopération entre les deux voisins. "Par exemple, dans la lutte contre la criminalité transfrontalière, dans la science, l'éducation ou l'expansion des infrastructures de transport", précise le média d’investigation.
En prime, le Président français aurait assuré son homologue suisse qu’il profiterait de sa présidence du Conseil européen pour le rabibocher avec les 27. Berne et Bruxelles sont en froid depuis qu’une votation populaire a refusé en février 2014 d’ouvrir les portes de la Suisse aux ressortissants roumains et bulgares, malgré leur intégration dans l’espace Schengen. Ce refus, souverain, avait provoqué l’ire de la Commission européenne. Exit les étudiants suisses des programmes Erasmus et Horizon.
Malgré tous ces signes encourageants, l’issue négative pour la France aurait été scellée dès la fin mars 2021. Date à laquelle le rapport de l’Office fédéral de l'armement (Armasuisse), en charge d’évaluer les appareils en lice, aurait atterri sur le bureau de Viola Amherd, la tête du Département de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS). Soit trois mois avant l’annonce publique, le 30 juin, du choix du F-35A.

Une "offensive de charme" conclue par une douche froide

Mi-mai, le DDPS aurait "présenté les résultats en détail" et "indiqué de manière transparente" aux membres du gouvernement helvète que le Joint Strike Fighter était le choix optimal. Viola Amherd et son homologue de la justice Karin Keller-Sutter auraient averti le chef de la diplomatie helvète, Iganazio Cassis, "qu'il était inutile de négocier un accord politique avec la France". Mais Berne aurait continué son "offensive de charme" auprès des ministres français. D’où la "une série de visites inhabituelles" de membres du gouvernement suisse à Paris. Dont Iganazio Cassis, désormais président du Conseil fédéral, fin juin pour y rencontrer Jean-Yves Le Drian.

"Le secrétaire d'État Cassis a ignoré l'avertissement. Le conseiller fédéral Ueli Maurer a également autorisé son département à Paris à poursuivre les négociations sur l'augmentation de la fiscalité des frontaliers français", relate Republik.

Quelques jours plus tard, le 30 juin, c’est la douche froide pour Paris. Depuis, la France semble avoir tourné le dos à l’exécutif helvète. "L'affront diplomatique n'a pas été sans conséquences. La France a coupé tous les contacts diplomatiques de haut niveau", rapporte Republik. Le média appuie ses assertions sur une note confidentielle d’Ignazio Cassis, adressée au Conseil fédéral, qu’il se serait procurée.
Enterrée également, l’idée d’apporter un coup de pouce à Berne devant Bruxelles. "Décidément, la Suisse fait le choix de tourner le dos à l'Europe!" réagissait, froidement, Clément Beaune à l’annonce du choix de la Suisse pour le bombardier furtif américain. Dans la foulée, une visite de Guy Parmelin était annulée par l’Élysée et, à Bruxelles, les ministres Français ont esquivé leurs homologues suisses.

Paris fort avec Berne et faible avec Washington

Bien que Paris démente tout froid diplomatique consécutif à cette déconvenue, l’heure n’est plus aux amabilités avec le voisin des Alpes. Début décembre, l’ambassadeur français en Suisse et au Lichtenstein, Frédéric Journès, expliquait à la Neue Zürcher Zeitung que la Suisse n’était pas la priorité de la présidence française de l’UE. Dans un entretien sans concessions, l’ambassadeur français insistait sur le fait que Berne devrait se plier aux exigences institutionnelles de Bruxelles. La Suisse doit être consciente "que nous avons un problème", soulignait-il.
"On a pris note [du refus suisse], et on est passé à autre chose", déclarait mi-décembre le même Frédéric Journès, avant d’enfoncer le clou: "C'était l'occasion de changer le niveau d'une relation bilatérale. Une occasion comme il s'en présente tous les vingt à trente ans",
Mi-septembre, le SonntagsZeitung rapportait que le ministère helvète des Affaires étrangères avait été "éberlué" par l’annulation d’une "réunion de travail" entre Emmanuel Macron et Guy Parmelin prévue en novembre. L’Élysée invoquait un "télescopage" de calendriers, mais n’était-ce pas plutôt un télescopage d’affaires? Nous étions alors quelques jours après l’annonce d’une autre humiliation, infligée cette fois par Washington et Canberra.
Le 15 septembre, à l’occasion d’une visioconférence avec Joe Biden et Boris Johnson, le Premier ministre australien Scott Morrison déchirait le "contrat du siècle" signé avec la France. Ce contrat chiffré à 34 milliards de d’euros, remporté en 2016 par DCNS à l’issue d’un appel d’offre, prévoyait la livraison à la marine royale australienne de douze sous-marins français à propulsion hybride.
Courroucée, la France rappellera ses ambassadeurs en Australie et aux États-Unis. Un coup de sang qui durera… cinq jours vis-à-vis de Washington, onze à l’encontre de Canberra.
En octobre 2016, le gouvernement polonais déchire un contrat remporté en avril 2015 par Eurocopter, au profit de l’américain Sikorsky. Double peine pour Paris, dans la mesure où Varsovie n’avait pas hésité à utiliser cette commande de 50 hélicoptères Caracal, chiffrée à 3,1 milliards d’euros, pour pousser les autorités françaises à annuler la livraison de deux bâtiments de projection et de commandement (BPC) Mistral à la Russie.
Les choses semblent en revanche plus compliquées dans le cas de la Suisse. Et ce, alors même qu’aucun contrat n’a été déchiré, a contrario de l’affaire des sous-marins ou de celle des Caracal. Fin octobre, au moment où Macron et Biden mettent en scène leur réconciliation au Vatican, Florence Parly aurait esquivée Viola Amherd à Bruxelles. La Suissesse était venue discuter de la participation de la Suisse à la coopération structurée permanente.
Pourtant, si la cheffe du DDPS n’a jamais démordu du choix du F-35, cela n’a pas été le cas de tous les conseillers fédéraux. Comme le révélait en décembre Le Matin Dimanche, le choix de l’appareil serait resté incertain jusqu’au dernier moment, faute d’unanimité. Si, face à ses homologues, Viola Amherd a défendu l’avion américain avec la même vigueur qu’elle ne le défend aujourd’hui devant les journalistes, Guy Parmelin aurait été "hésitant" jusqu’au bout à en croire Republik.
À l’aune de ces dissensions, le média d’investigation voit donc une "maladresse" des autorités suisses, en matière de politique étrangère, plutôt qu’une réelle intention de rouler les Français dans la farine. Un argument qui n’est valable que "si le processus de sélection de l'avion de chasse était au-dessus de tout soupçon", concède toutefois le média.
En 2011, une précédente procédure avait tourné au scandale, quand il s’était avéré que le Gripen sélectionné par la Suisse était en réalité arrivé tout dernier des évaluations d’Armasuisse. Les études justifiant la victoire au F-35 n’ont toujours pas été publiées.
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