Tunisie: le Président Kaïs Saïed pris entre les pressions politiques et économiques

La capitale tunisienne a connu des manifestations organisées à l’appel du parti islamiste Ennahdha et de quelques formations de gauche. La police anti-émeute a dispersé par la force les rassemblements dans deux grandes artères de Tunis. Une situation qui met à mal le Président Kaïs Saïed qui fait face aux pressions du Fonds monétaire international.
Sputnik
Tunis a vécu une journée houleuse, vendredi 14 janvier, date marquant le onzième anniversaire de la chute du Président Zine el-Abidine Ben Ali. Un événement saisi par l'initiative "Citoyens contre le coup d’État" ainsi que les partis Ennahdha (islamiste), le Courant démocrate, Ettakatol, Al Joumhouri et le Parti des travailleurs, pour appeler à des manifestations contre le Président Kaïs Saïed. Appel auquel a répondu un millier de personnes (1.200, selon les forces de l’ordre) qui se sont rassemblées avenue Habib-Bourguiba et Mohammed-V, deux principales artères de la capitale, malgré un important dispositif sécuritaire. Les échauffourées ont éclaté aux environs de 13h lorsque les deux groupes ont tenté de faire jonction. Les policiers anti-émeute ont dispersé les manifestants en utilisant des gaz lacrymogènes et des canons à eau.
Plusieurs personnes ont été arrêtées par les forces de l’ordre. Le journaliste Mathieu Galtier, correspondant du quotidien Libération à Tunis, a été agressé par des policiers alors qu’il filmait les interpellations des citoyens. La réaction des forces de l’ordre était prévisible puisque le gouvernement a décrété, mercredi 12 janvier, le couvre-feu nocturne et l'annulation ou le report de toutes les manifestations dans les espaces ouverts et fermés pour une durée de deux semaines dans le cadre des mesures visant à limiter la propagation du coronavirus. Pour les opposants du Président Kaïs Saïed, cette interdiction vise à les empêcher de s’exprimer dans l’espace public. Contacté par Sputnik l’essayiste Hatem Nafti, auteur de "De la révolution à la restauration, où va la Tunisie?", explique que le parti Ennahada "subit aujourd’hui les mêmes pratiques qu’il avait imposées lorsqu’il était au pouvoir".
"En janvier 2021, le gouvernement Mechichi, qui était aux ordres d’Ennahdha, avait décrété quatre jours de confinement général pour interdire les manifestations sous prétexte de mesures sanitaires. Mais aujourd’hui qu’ils ont été écartés du pouvoir, ces mêmes islamistes trouvent que ces pratiques sont scandaleuses", souligne-t-il.
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Pour Hatem Nafti, il est difficile de dire "quelle sera la portée politique de ces manifestations". Il indique que trois groupes bien distincts s’opposent actuellement à Kaïs Saïed: "les islamistes d’Ennahdha qui ont longtemps été au pouvoir, des partis de centre gauche et de la gauche radicale ainsi que des personnes de l’ancien régime qui sont regroupés autour d’Abir Moussi, même si cette dernière n’a pas appelé à manifester vendredi". Le 14 janvier, les partis de gauche et de centre gauche se sont démarqués des islamistes d’Ennhada en organisant leur manifestation devant le siège de la Banque de Tunisie, avenue Mohammed-V pour dénoncer les discussions que mène le gouvernement avec le Fonds monétaire international (FMI). En fait, la pression contre le Président tunisien n’est pas seulement politique, elle est également financière à cause de la crise économique.
"Autant le Président a un discours souverainiste très classé à gauche, autant son gouvernement négocie avec le FMI un plan d’austérité qui s’annonce très sévère. Sauf que le FMI c’est les Occidentaux et ces derniers vont exiger plus de libéralisation de l’économie en plus d’imposer plus de démocratie et des considérations liées au respect des droits de l’homme. Pour l’heure, ils exigent de lui que la Tunisie ne bascule pas dans la dictature", note Hatem Nafti.

Priorité à la Constitution

La situation est de plus en plus complexe puisque le gouvernement peine à trouver des fonds pour relancer son économie. Pour l’heure, la seule aide obtenue par Tunis provient d’Alger qui lui a accordé un prêtde 300 millions de dollars, rappelle l’essayiste tunisien. Le FMI est donc perçu comme l’ultime bouée de sauvetage. "La loi de Finances 2022, qui a été signée par le Président, prévoit comme hypothèse de travail principal qu’un accord soit signé au premier trimestre avec le FMI. Le budget de l’année en cours est conditionné par cet accord", relève Hatem Nafti. La marge de manœuvre du Président est donc très limitée. Mais selon Nafti, pour le chef de l’État tunisien, la question économique est secondaire.

"Kaïs Saïed n’accorde pas beaucoup d’importance aux aspects économiques, ce qui passe en priorité pour lui c’est de changer de mode de gouvernance. Tout viendra par la suite", ajoute-t-il.

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Le Président Kaïs Saïed, dispose-t-il encore d’une marge de manœuvre importante pour mener à bien ses réformes politiques? Hatem Nafti reconnaît que le chef de l’État bénéficie encore du soutien de la majorité des Tunisiens. "Mais l’opinion publique est versatile. Les citoyens qui l’applaudissent aujourd’hui sont les mêmes que ceux qui ont voté pour les islamistes d’Ennahdha il y a 10 ans". Le danger pour lui pourrait venir de la perte de confiance des élites.
"Au lendemain de sa prise en main du pouvoir le 25 juillet 2021, une partie de l’élite tunisienne le soutenait, car il fallait que le pays sorte de l’impasse. Sauf s’il est en train de se mettre sur le dos certains de ses soutiens qui estiment qu’il est allé trop loin en imposant des décisions qui visent à renforcer le pouvoir de l’administration", précise Hatem Nafti.
Des critiques inacceptables pour le Président tunisien qui n’hésite pas à s’en prendre à ses détracteurs. "Il n’hésite pas à s’en prendre à eux vertement dans les discours. Pour lui, c’est ou noir ou blanc, soit tu es avec moi soit tu es un opportuniste".
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