Le parapluie américain ou le juteux marché chinois: le "dilemme du siècle" pour les pays du Golfe

Des délégations venues de quatre pays du Golfe se sont rendues en Chine pour y multiplier les partenariats économiques. Logique sur le plan économique, la démarche présente des risques pour des États dont la sécurité dépend toujours de Washington.
Sputnik
Pour la première fois de l’histoire, une délégation de quatre ministres des Affaires étrangères de pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) s’est rendue en Chine. Arrivés à Pékin ce lundi 10 janvier, les chefs des diplomaties saoudienne, koweitienne, omanaise et bahreïnie y resteront jusqu’à jeudi pour discuter commerce et traité de libre-échange.
"Loin des discussions normales lors d'une visite régulière, cette visite collective sans précédent des pays du CCG apportera probablement une déclaration de coopération bilatérale pratique ou des progrès majeurs dans la négociation d’un traité de libre-échange", indique au Global Times Yin Gang, chercheur à l'Institut des études ouest-asiatiques et africaines de l'Académie chinoise des sciences sociales.
Ainsi, les pétromonarchies du Golfe pourraient sécuriser de nouveaux marchés pour leur pétrole et gaz naturel chez une Chine gourmande en énergie, tandis que Pékin pourrait s’ouvrir de nouveaux marchés pour écouler ses biens et services, notamment dans l’infrastructure et les secteurs technologiques de pointe.

Des garanties américaines non "crédibles" en matière de sécurité?

Néanmoins, cette visite dépasse le simple cadre des relations commerciales. Elle s’inscrit un contexte de métamorphose des dynamiques géostratégiques au Moyen-Orient, explique à Sputnik Haoues Taguia, spécialiste du Golfe persique au Al Jezira Center à Doha.
"Les États-Unis se concentrent moins sur le Moyen-Orient et plus sur la région indo-pacifique afin de contenir la Chine. Le fameux ‘pivot vers l’Asie’. Donc les États-Unis diminuent leur présence et leur engagement dans les pays du Golfe", explique-t-il.
Ce désengagement américain constitue une double source d’inquiétude pour les pays du Golfe. En particulier pour l’Arabie saoudite, plus grande puissance régionale. En 1945, sur le pont du croiseur Quincy, le Président américain Franklin D. Roosevelt et le fondateur du royaume d'Arabie saoudite, Abdelaziz ibn Saoud, signaient le pacte du Quincy: une garantie d’approvisionnement énergétique de la part du royaume saoudien, en contrepartie d’une garantie de sécurité de la part de Washington.
Les pays du Golfe mettront au moins 10 ans pour mettre fin à leur dépendance au pétrole
Or, à bien des égards, cet acte fondateur n’a plus grand sens, estime notre interlocuteur. Les États-Unis produisent aujourd’hui près de 75% de leurs besoins énergétiques. Ils ne dépendent plus de l’or noir saoudien. Washington importait en moyenne 1.774 barils de brut saoudien par jour en 2003. Ces emplettes sont tombées à 522 unités par jour en 2020.
De surcroît, plusieurs acteurs régionaux remettent en cause la fiabilité du parapluie régional américain. "On l’a vu avec l’attaque d’un site d’Aramco en 2019, attribuée à l’Iran. Trump a refusé de punir l’Iran et de le frapper en représailles", note le spécialiste du Golfe persique.
"Ainsi, les pays du Golfe n’ont pas la certitude que les garanties des États-Unis sont crédibles pour leur sécurité", ajoute-t-il.
Ayant pris acte de cette nouvelle donne, les pays du Golfe "essayent maintenant de diversifier leurs partenaires économiques. Et comme la Chine est une puissance, surtout sur le plan économique, les pays de Golfe tentent, progressivement, de s’en rapprocher."

Ne pas pousser la Chine "dans les bras de l’Iran"

Cette tendance ne date pas d’hier: l’Arabie saoudite est devenue en 2019 le premier exportateur de pétrole vers la Chine. 15,9% du brut importé par l’empire du Milieu vient du royaume saoudien. Avec les autres pays du Golfe, les dynamiques sont similaires: les échanges commerciaux entre Pékin et les pays du CCG ont dépassé 180 milliards de dollars en 2019, représentant 11% du commerce extérieur du CCG. En 2020, la Chine a supplanté l'UE en tant que premier partenaire commercial du CCG. En 1990, année où les relations diplomatiques ont été établies pour la première fois entre l'Arabie saoudite et la Chine, les échanges commerciaux entre la Chine et le CCG représentaient moins de 1,5 milliard de dollars, soit à peine 1% du volume total des échanges du Golfe.
La multiplication des relations avec la Chine sert également des intérêts géostratégiques pour les pays du CCG. En effet, "un possible accord avec Pékin serait aussi une réponse à l’accord sur 25 ans signé entre la Chine et l’Iran", affirme Haoues Taguia. En effet, Téhéran et Pékin ont signé en 2021 un "accord de coopération stratégique", estimé à 400 milliards de dollars. Un partenariat qui vient renforcer l’adversaire régional de l’Arabie saoudite: Téhéran.
"Les pays du Golfe tentent de peser sur la relation entre la Chine et l’Iran. Ils offrent à la Chine des opportunités, pour éviter qu’elle ne soit totalement poussée dans les bras de l’Iran, et que les deux pays s’alignent sur toutes les questions régionales et géostratégiques", analyse notre intervenant.
Bien que leur relation avec la Chine profite économiquement et stratégiquement aux membres du CCG, elle pourrait les mettre dans une situation délicate.
"Les pays du Golfe ont besoin des garanties de sécurité américaines, même si celles-ci ne sont pas aussi fortes qu’auparavant", rappelle le chercheur au Doha center.
"Aujourd’hui, personne ne peut remplacer Washington dans ce rôle. Même pas la Chine, qui n’a pas les capacités de projection nécessaires", poursuit-il.
Dans le même temps, pour les pays du Golfe, "les promesses de croissance économique se trouvent à l’est avec la Chine". Or, il y a maintenant "une guerre économique et géostratégique quasi déclarée", entre Pékin et Washington.
"Si jamais le conflit atteignait une nouvelle étape, que faire quand les États-Unis demandent à leurs alliés du Golfe de choisir leur camp?" se demande Haoues Taguia. "C’est un grand problème, car la croissance est avec Pékin, mais la sécurité est avec Washington." Pour eux, "c’est le dilemme du siècle."
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