Les centrales françaises vont-elles à nouveau carburer à l’uranium réenrichi russe? Dans le pays le plus nucléarisé au monde (70% de l’électricité y est d’origine atomique), une telle perspective pourrait en surprendre plus d’un. Sentiment d’autant plus justifié que, depuis cinquante ans, l’Hexagone s’est doté de sa propre filière de retraitement du combustible usagé.
"EDF n’aurait, à ce jour, pas redémarré l’envoi d’uranium de retraitement vers la Russie", assure toutefois Greenpeace, qui veille au grain. Il en irait toutefois autrement d’Orano (ex-Areva), que l’ONG environnementale soupçonne de continuer son "trafic d’uranium" avec la Russie. Dans une enquête publiée mi-octobre, elle révélait que "plusieurs dizaines de tonnes" d’uranium de retraitement avaient été chargées à bord d’un navire russe au Havre. Une cargaison à destination du complexe de Seversk (ex Tromsk-7), en Sibérie occidentale, dont Orano reconnaît être à l’origine.
Il faut dire que la Russie et la France ont déjà, et pendant longtemps, collaboré pour revaloriser les matières nucléaires. Entre 1972 et 2010, la France a expédié en Sibérie une partie de son uranium de retraitement (URT), issu du combustible usé de ses centrales, pour lui offrir une seconde vie.
Un périple de 16.000 kilomètres qu’avait d’ailleurs révélé Greenpeace et la CFDT à l’occasion d’une catastrophe maritime. Le 25 août 1982, après une collision, un cargo français transportant vers l’Union soviétique 450 tonnes d’hexafluorure d’uranium sombrait au large des côtes belges. Une fois réenrichi, cet uranium devait être réutilisé dans des réacteurs à eau pressurisée tant en France, qu’en Belgique ou en Allemagne de l’Ouest. L’Italie, l’Espagne, la Suisse, la Suède et la Finlande étaient alors également des clients de Tenex, la filiale de Rosatom spécialisée dans l’enrichissement de l’uranium.
La Sibérie, "poubelle" nucléaire des Français?
Bien que Tenex ait survécu à l’effondrement du bloc soviétique, le coup de grâce fut porté à ces envois en octobre 2009, avec la diffusion sur Arted’une enquête de Laure Noualhat et Éric Guéret, "Déchets: le cauchemar du nucléaire". Dans ce reportage, on découvrait que non seulement la France laissait aux Russes l’uranium appauvri issu de l’opération de réenrichissement (90% de la matière), mais également que l’hexafluorure de sodium était stocké dans des futs entreposés à l’air libre sur un "parking" de l’usine de Seversk. Un scandale.
Saisi par Jean-Louis Borloo, alors ministre de l’Écologie, le Haut comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire (HCTISN) ouvrait une enquête dans la foulée. De leur côté, EDF et Areva (devenu Orano) se renvoyaient la balle, et en juillet 2010 le contrat en question était dénoncé. Greenpeace cria alors victoire.
Mais depuis, lors un silence de plomb s’est abattu sur ce volet de la coopération franco-russe, du moins jusqu’à cette mi-octobre 2021, où Greenpeace a accusé les entreprises françaises d’avoir repris leur "trafic d’uranium usé" avec la Russie afin de se débarrasser de leurs déchets nucléaires, le fameux uranium appauvri. Selon les chiffres de la HCTISN publiés en 2010, 37 des 310 tonnes d’URT que la France expédiait annuellement vers la Russie, revenaient sous forme enrichie (URE), laissant donc 270 tonnes d’uranium appauvri sur les bras des Russes.
Pour obtenir une tonne d’uranium enrichi, exploitable comme combustible par un réacteur à eau pressurisé (REP), il faut en consommer huit d’uranium naturel. Un REP de 900 mégawatts –qui alimente 400.000 foyers– consomme 18,7 tonnes d’uranium enrichi par an. Ce sont ainsi plus de 8.100 tonnes d’uranium naturel qui sont nécessaires pour générer les un peu plus de 1.000 tonnes de combustible nucléaire englouti par le parc de centrales d’EDF chaque année. (Photo du Cœur éteint du réacteur de la tranche 1 de la centrale nucléaire de Civaux, 25 avril 2016.)
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Prendre la Russie pour sa "poubelle"? Orano s’en défend. Au-delà du fait qu’aux yeux de l’industriel français, le recyclage de l’uranium appauvri constitue un "atout stratégique", là où Greenpeace ne voit que des "déchets", cet URT serait en fait destiné au marché russe. En somme, une fois enrichi par leurs soins, cet uranium de retraitement français servirait de combustible aux réacteurs nucléaires locaux et non plus hexagonaux, comme auparavant.
Contracté par Sputnik au sujet de ses approvisionnements français, Rosatom brandit la carte de la gestion environnementale, expliquant que la réutilisation du combustible usagé tricolore "contribue au meilleur traitement des ressources naturelles non renouvelables".
"La réintroduction des matières régénérées dans le cycle du combustible permet de préserver la réserve stratégique d’uranium naturel pour les générations futures et plus globalement, de réduire la charge environnementale de l’industrie nucléaire", développe le conglomérat auprès de la rédaction.
Du côté de Greenpeace, cet argumentaire laisse perplexe, dans la mesure où les Russes disposent déjà d’uranium usagé "en abondance" et que cette opération ne représenterait pas d’intérêt commercial si elle ne se soldait pas par une revente aux Français de l’uranium réenrichi. Pour l’ONG, l’existence de contrat retour apparaît donc "plausible". Face à ce "non-sens environnemental, social et économique", Greenpeace France "demande l’arrêt définitif d’uranium de retraitement français vers la Russie", que cet uranium de retraitement soit légalement considéré comme un "déchet" et que son "stockage définitif sur le territoire français doit être prévu et organisé."
Mais une telle décision n’étoufferait-elle pas l’industrie nucléaire tricolore sous ses propres "déchets"? En effet, cette dernière ne maîtrise pas l’ensemble de la chaîne de revalorisation de ses "matières" nucléaires. En France, c’est principalement l’uranium appauvri issu de l’enrichissement du combustible neuf qui est réutilisé. Celui-ci est mélangé à du plutonium, lui-même produit de la fission nucléaire survenue au cœur du réacteur, afin de créer un nouveau combustible: le Mox (pour "mélange d’oxydes").
En France, une vingtaine de réacteurs "moxés" sont ainsi partiellement alimentés par 100 tonnes de ce combustible recyclé. Toutefois, le plutonium représente moins de 1% du combustible usagé. Une fois les déchets ultimes (4%) retirés, il ne reste pas moins de 95% d’uranium irradié… soit 800 tonnes de matériau.
Les Russes surfent sur la frilosité des Français
C’est là qu’historiquement les Russes intervenaient. Malgré sa nouvelle usine d’enrichissement à Tricastin (Georges Besse 2), les capacités d’Orano à enrichir cet uranium retraité restent très limitées. Quant à EDF, si l’énergéticien se vante aujourd’hui, dix ans après avoir jeté l’éponge, de "reconstruire une filière solide et compétitive" en matière d’uranium de retraitement à l’horizon 2023, il ne s’agit en réalité que de consommation et non de production. Une production qui sera donc assurée par les Russes… beaucoup moins chers qu’Orano.
"Les Russes font un vrai massacre dans le domaine depuis six, sept ans", concède à Sputnik une source informée, qui pointe du doigt le rôle des sanctions occidentales dans ce "dopage" de l’avantage compétitif russe. Le cours du rouble, divisé par deux depuis 2014, a de facto cassé les prix pour les clients étrangers, sachant qu’avec ses quatre sites d’enrichissement d’uranium retraité, la Russie était déjà leader sur ce marché.
Un marché auquel les Russes n’entendent pas se limiter. Contrairement à leur "grand frère" français, ils assument leurs ambitions dans le nucléaire, de l’uranium aux centrales. Aux 35 réacteurs en activité en Russie, 26 nouveaux doivent s’ajouter après 2030. 22 réacteurs supplémentaires sont en projet. Par ailleurs, Rosatom est partie à la conquête des émergents, un marché que leur ont "laissé" les Français, et planche à la construction de 35 centrales à travers 12 pays, pour la bagatelle de 130 milliards de dollars. Nul doute que le recyclage du combustible nucléaire a encore de beaux jours devant lui.