"Il n’était pas sorcier de prévoir qu’il y aurait un basculement à court terme sur le gaz…"
Pour l’économiste Jacques Sapir, l’Union européenne a non seulement péché par orgueil, mais également par incompétence. Alors que depuis plusieurs mois à l’ouest on désigne Gazprom, le géant gazier russe, et le Kremlin comme coupables de la flambée des cours de l’or bleu, l’économiste tient à remettre les points sur les i.
Qu’ils s’agissent des dogmes de Bruxelles relatifs à la libre concurrence, qui s’opposent aux contrats d’approvisionnement à long terme, ou de l’incapacité des technocrates de la Commission européenne à anticiper les tendances du marché: les Européens restent, selon lui, les premiers responsables de leurs malheurs.
"Le problème, c’est que l’Europe se croit toujours prioritaire"
En effet, au problème structurel que constitue l’explosion de la demande mondiale de gaz, la volonté des autorités européennes de favoriser les contrats à court terme au détriment de ceux à long terme est clairement un handicap concurrentiel supplémentaire. "Avec leur refus pour ces contrats à long terme, les Européens se mettent dans une situation difficile lorsqu’il va s’agir pour la Russie d’arbitrer entre l’Europe et la Chine, car cette dernière accepte des contrats à long terme", prévient Jacques Sapir.
Car, comme le rappelle ce dernier, "la capacité de Moscou à fournir du gaz n’est pas illimitée. Et la Chine, voire maintenant le Japon, sont de grands clients du gaz russe". Pour les Européens, la situation est d’autant plus critique dans la mesure où leurs propres gisements, en mer du Nord et en Norvège, se tarissent.
"On a là toutes les conditions pour que l’Europe soit mal servie en gaz cet hiver, que les prix du gaz continuent donc à monter. Cela va poser un problème à un certain nombre d’États pour savoir comment ils vont compenser cette situation. Parce que lorsque le gouvernement français dit +les prix du gaz n’augmenteront pas+, les compagnies disent +oui, mais il va falloir nous payer la différence+."
Clin d’œil au "bouclier tarifaire" instauré en octobre par l’exécutif français, qui planchait alors sur une baisse des prix au printemps. Prévision qui contraste fortement avec celle de notre intervenant, qui attend une hausse des cours du gaz pour les "sept à huit années à venir".
Mais ce qui échaude l’économiste, c’est que cette tendance haussière était tout sauf imprévisible. L’appétence de l’empire du Milieu pour le gaz? "On le savait déjà en 2007!", tranche-t-il, évoquant la pollution atmosphérique "dantesque" des villes chinoises ou même indiennes. "Le problème, c’est que l’Europe se croit toujours prioritaire par rapport à l’industrie russe… et qu’elle ne l’est plus", insiste Jacques Sapir.
En claire, non seulement l’Union européenne n’a pas le monopole mondial de la substitution du charbon par le gaz, mais sa doctrine en matière d’approvisionnement énergétique est obsolète.
Gaz: le marché se retourne, la Commission maintient son cap
La politique énergétique de l’UE était dessinée au début des années 2010, à l’heure où les États-Unis surfaient sur la vague du gaz de Schiste. L’Europe tablait alors sur un monde où les pays fournisseurs seraient nombreux et où le marché européen occuperait une place centrale. Une vision optimiste, dans la mesure où rien ne s’est passé comme prévu.
Bien que les États-Unis soient devenus les premiers exportateurs mondiaux d’hydrocarbures, leur production reste principalement destinée aux Asiatiques qui paient plus cher que les Européens. "Depuis deux ans, la situation s’est complètement inversée" au pays du fracking, insiste Jacques Sapir, des exportations américaines limitées par l’impact des mesures environnementales de l’administration Biden sur l’exploitation du gaz de schiste.
"La Commission européenne aurait dû réajuster sa politique", estime l’auteur de La Fin de l'Euro-libéralisme (Éd. Seuil, 2006). Dans un marché où l’offre de gaz s’est drastiquement raréfiée, impossible aux yeux de notre intervenant que les Européens conservent leur approche libérale.
"Le problème est que pour des raisons idéologiques, ainsi que la place que tient la libre concurrence dans l’imaginaire des responsables techniques européens, ce réajustement n’a pas été possible", poursuit-il.
Américains et Russes ne sont pas les seuls à adopter une approche pragmatique dans leurs exportations d’énergie. Autre fournisseur du Vieux Continent: la Sonatrach, société nationale algérienne, est également "plutôt partisane d’accords de long terme", précise Jacques Sapir. "Quant à l’Égypte, celle-ci est au début de sa courbe de production, et cherche à vendre au plus offrant", ajoute l’économiste. "Cela ne fait pas des capacités surabondantes", pour les Européens, constate-t-il.