Ce 21 décembre 2021, deux députés de l’Assemblée nationale étaient devant le juge d’instruction pour trafic de passeports diplomatiques sénégalais. L’un d’eux a été placé sous mandat de dépôt et le second devrait suivre. Mais le magistrat sénégalais ne risque pas de chômer avec l’explosion d’un autre trafic du même acabit dont le cœur balance entre la présidence de la République et le ministère des Affaires étrangères. C’est l’Aide de camp du chef de l’État lui-même qui a alerté la Division des investigations criminelles (DIC) après des manipulations exercées sur un courrier du Président Macky Sall relatif à l’attribution d’un passeport diplomatique en bonne et due forme au patron d’une entreprise opérant au port de Dakar. À l’heure actuelle, une dizaine de personnes impliquées dans ce trafic sont aux mains de la police judiciaire, dont deux gendarmes, alors qu’un fonctionnaire de la présidence serait en fuite. Dans l’opinion, la rage est perceptible.
"Le niveau de déchéance actuel de la République est insoutenable avec cette distribution des passeports diplomatiques comme des cacahuètes. Cet épisode contribue à abîmer davantage l’image de notre pays ici et à l’étranger. C’est un coup dur porté au mode de gestion de ces documents de voyage avec, en filigrane, une corruption endémique qui rend possibles ces trafics. J’en suis meurtri", s’indigne Mbaye Sylla Khouma, consultant international en promotion des investissements privés et expert en "country branding", interrogé par Sputnik.
Ambassadeur du Sénégal auprès de l’UNESCO à Paris et proche du chef de l’État, Souleymane Jules Diop n’a pas pris de gants pour dénoncer ces voies de fait. "J’ai honte quand je brandis mon passeport diplomatique", a-t-il lâché au cours d’une émission dominicale sur la chaîne iRadio. Pour Mbaye Sylla Khouma, c’est d’abord la responsabilité des autorités sénégalaises qui est gravement engagée.
"J’ai été sidéré par le louvoiement qui a précédé la levée de l’immunité parlementaire des députés faussaires comme si on ne voulait pas qu’ils parlent. La ministre des Affaires étrangères avait botté en touche en disant ‘circulez, il n’y a rien à voir’. Ce qui avait même fait bondir des personnes proches du Président Sall pour dénoncer la position scandaleuse de la ministre", s’insurge cet ancien haut fonctionnaire du secteur économique passé au privé.
Dans l’enquête relative aux députés faussaires évoquée ci-dessus, la chef de la diplomatie sénégalaise, Mme Aïssata Tall Sall, avait dédouané ses services qui étaient pourtant factuellement impliqués dans le trafic. Cette nouvelle affaire qui met sens dessus dessous l’axe présidence-ministère des Affaires étrangères semble contredire ses dénégations, en attendant les conclusions de l’enquête criminelle. Pour Mbaye Sylla Khouma, "il suffit d’une demi-journée à la redoutable Brigade de recherches de la Gendarmerie nationale pour déposer sur la table des autorités la liste de tous les délinquants impliqués".
Le passeport diplomatique, document ouvert à tous les vents
Le passeport diplomatique sénégalais est victime des "extensions abusives du périmètre des personnes bénéficiaires", ce qui a conduit "à le vider de sa substance", souligne l’ex-ministre et inspecteur du Trésor à la retraite Mamadou Abdoulaye Sow dans une contribution parue en octobre 2021 sur le sujet. Or, l’article 12 du décret 78-021 du 6 janvier 1978 tel que publié au Journal officiel du 6 octobre 1980 "donne la liste des personnes qui peuvent prétendre au passeport diplomatique", rappelle-t-il.
"Le drame est à ce niveau: actuellement, n’importe quel pingouin peut obtenir ce document de voyage pourvu qu’il justifie d’une proximité avec le pouvoir. Pour avoir vécu dans beaucoup de pays, je n’en connais pas un seul dont le passeport diplomatique est aussi banalisé que le nôtre. Il faut revenir à l’orthodoxie administrative qui a déjà déterminé qui y a droit et qui n’y a pas droit", souligne Mbaye Sylla Khouma.
Depuis plusieurs années, la réalité sénégalaise concernant le passeport diplomatique a dépassé les textes. Le document de voyage circule dans tous les milieux, des politiciens, dont les députés et leurs familles, aux grands et petits chefs religieux en passant par les sportifs, les "people", les laudateurs du régime, les stars de circonstances et autres intellectuels africains en bisbille avec leurs autorités. Les temps ont changé.
"Un richissime homme d’affaires sénégalais avait beaucoup contribué à la visite du Président Abdou Diouf au Gabon. En retour, ce dernier qui voulait le remercier lui avait demandé d’exprimer un souhait. ’Monsieur le Président, je souhaiterais obtenir un passeport diplomatique’. Après un court silence, Diouf lui avait répondu: ’Monsieur, je n’ai pas de mots pour vous remercier de tout ce que vous avez fait, mais je ne peux pas vous faire faire un passeport diplomatique car sa délivrance est strictement encadrée. Mais je peux vous faire obtenir un passeport de service…", raconte Mbaye Sylla Khouma.
Aujourd’hui, l’opinion reste attentive au sort qui sera réservé aux investigations de la police judiciaire sur le trafic de passeports diplomatiques entre la présidence et le ministère des Affaires étrangères. Les autorités semblent disposées à frapper fort dans le mille. L’un des deux députés impliqués dans l’autre dossier concernant l’Assemblée nationale vient de passer une première nuit en prison.