"La Turquie sera l’une des dix plus grandes puissances mondiales d’ici à 2023." Le pari lancé par le Président Recep Tayyip Erdogan en 2018 semble quelque peu irréaliste dans les délais impartis. La Turquie n’a que le 18e PIB le plus important au monde à ce jour.
Toutefois, l’ambition, elle, reste intacte, explique à Sputnik David Rigoulet-Roze, chercheur à l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS) et chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS):
"Cette déclaration d’Erdogan traduit l’idée que la Turquie a la prétention –fondée ou non– d’être une véritable puissance, non seulement régionale, mais virtuellement mondiale, en renouant avec sa grandeur d’antan. Et cela passe notamment par le développement des relations avec l’Afrique", explique-t-il.
C’est dans ce contexte de développement tous azimuts des relations avec le continent noir que le Président Erdogan accueille les dirigeants de 39 pays africains, ces 17 et 18 décembre au Centre des congrès d’Istanbul, pour le troisième sommet Afrique-Turquie.
Commerce multiplié par cinq
Objectif affiché: capitaliser sur le travail déjà réalisé de multiplication des liens économiques, diplomatiques et militaires entre la Turquie et les pays africains. Depuis 2003, le volume d’échanges commerciaux avec le continent a quintuplé, passant de quatre à 26 milliards de dollars. Dans le même temps, le nombre d’ambassades sur le continent est passé de 12 à 43.Aujourd’hui, Turkish Airlines dessert plus de 60 destinations africaines. La part de l’Afrique dans le commerce mondial de la Turquie est de 6,5%.
C’est donc à l’aide de sommets comme celui qui se tient actuellement que la Turquie entend préserver et multiplier ses débouchés sur le continent.
Dans une déclaration à l’AFP le 23 août 2020, le Contre-amiral Cem Gurdeniz –à l’origine de la théorisation du concept maritime de Mavi Vatan, "Patrie bleue"– affirme que la Turquie devrait être encore plus ambitieuse. La Méditerranée,"ce n’est que 1% des océans et mers dans le monde", rappelle-t-il. De son point de vue, la Turquie doit viser au-delà de ces 1%, notamment la mer Rouge, la mer d’Arabie ou l’océan Atlantique. "La Turquie devrait y avoir une présence comme symbole d’une puissance mondiale", poursuivait l’Amiral turc.
"Les choses sont dites", résume David Rigoulet-Roze.
"On peut certes interpréter cela comme la fable de la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf de La Fontaine. Mais le fait est que cela traduit toutefois une ambition de puissance assumée pour dépasser un simple statut de pays émergent", rappelle le chercheur à l’IRIS.
"Il y a une stratégie d’affirmation de puissance. Erdogan veut vendre ses drones comme le TB2 Bayraktan. Il a la prétention de devenir un concurrent crédible sur le marché de l’armement", poursuit-il.
Crise économique en Turquie
L’Afrique peut effectivement être un marché pour écouler et faire la promotion des systèmes d’arme turcs. À titre d’exemple, les échanges dans le secteur de la Défense entre le gouvernement turc et le gouvernement éthiopien, qui est encore embourbé dans un conflit civil avec le Front de libération du peuple du Tigré et l’Armée de libération oromo, ont explosé en 2021: ils sont passés de 235.000 dollars en 2020 à 94,6 millions de dollars en 2021.
"Ce qui bride pour l’heure les ambitions du Raïs Erdogan, c’est l’amplification avérée des difficultés en interne, en particulier économiques", affirme le chercheur associé à l’IRIS.
Avec une inflation parmi les plus élevées de la planète –autour de 20% par an– et la chute vertigineuse de la livre, avec un décrochage d’environ 30% au mois de novembre, l’économie turque est dans le rouge. Néanmoins, "il y a toujours chez lui cette idée que la Turquie doit être et/ou redevenir une grande puissance. Et l’Afrique constitue de ce point de vue là un centre d’intérêt majeur pour y parvenir."
Bémol: la Turquie est loin d’être le seul pays à faire de ce continent l’un des moteurs de sa puissance économique et stratégique. "L’Afrique au sens large, du fait de ses ressources, intéresse plus que jamais tout le monde. Toutes choses égales par ailleurs, elle se retrouve au centre des appétits géopolitiques comme lors de la conférence de Berlin en 1884-1885, même si les acteurs ne sont pas forcément les mêmes", précise le géopolitologue.
"Le continent redevient un champ d’intérêt majeur, ce qu’il avait moins été ces vingt dernières années, où il faisait figure de continent en marge de la mondialisation", indique David Rigoulet-Roze.
"On le voit avec les évidentes ambitions chinoises, mais aussi avec le retour d’une présence russe, et justement avec l’affirmation nouvelle des ambitions turques versus celle des Émirats qui ont leur propre politique africaine, notamment sur le littoral de la mer Rouge et la Corne de l’Afrique", ajoute-t-il.
Rien n’est donc encore gagné pour le Sultan Erdogan en Afrique, mais il continue de pousser ses pions. La forte participation de dirigeants africains au troisième sommet Afrique-Turquie "est révélatrice de la confiance de l’Afrique vis-à-vis de la Turquie. C’est un indicateur du profit tiré par l’Afrique dans sa coopération avec la Turquie", a attesté le ministre des Affaires étrangères de la République Démocratique du Congo, pays qui assure la présidence de l’Union africaine. Il s’exprimait à l’ouverture de la réunion des ministres des Affaires étrangères qui s’est tenue en marge du sommet.