Rencontre Tebboune-Saïed: "l’État tunisien ne peut trouver meilleur allié que l’Algérie"
"Ce sont l’Algérie et la Tunisie, pays centraux au Maghreb, qui détiennent les cartes de la pression pour défendre leurs intérêts stratégiques et géostratégiques", affirme auprès de Sputnik le Dr Soulaimane Cheikh Hamdi, expert en sécurité, évoquant le contexte régional et international entourant la visite du Président algérien à Tunis.
SputnikLe Président algérien est en visite officielle de deux jours les 15 et 16 décembre en Tunisie. Arrivé à Tunis à la tête d’une importante délégation ministérielle, Abdelmadjid Tebboune a été reçu à l’aéroport de Carthage par son homologue Kaïs Saïed. Cette visite, placée sous le sceau du "renforcement des relations fraternelles profondément enracinées entre les deux peuples frères", ambitionne d'élargir les "domaines de coopération" pour les élever "à un niveau qualitatif qui incarne la pleine harmonie et la volonté commune des dirigeants et des peuples des deux pays", indique un communiqué de la présidence algérienne.
Outre les enjeux économiques et sociaux dans les relations bilatérales entre les deux pays, le contexte géopolitique régional dans lequel intervient la visite, notamment l’insécurité aux frontières des deux pays avec la Libye et les groupes terroristes des djihadistes qui infestent toute la sous-région sahélo-saharienne, cette visite a certainement des enjeux stratégiques hautement importants, à l’aune des bouleversements mondiaux actuels.
Que peut apporter cette rencontre de haut niveau entre les dirigeants des deux pays à leurs relations bilatérales? Dans quels domaines peuvent-elles percer d’une manière significative? Dans quel contexte international intervient cette visite? Cette visite sera-t-elle un nouveau départ pour la construction de l’Union du Maghreb arabe (UMA)?
Pour répondre à ces questions, Sputnik a sollicité Soulaimane Cheikh Hamdi, expert mauritanien en sécurité internationale, spécialiste du Sahel et chercheur en géopolitique et politiques de défense. Pour lui, "le contexte international est tout à fait propice à l’enclenchement d’un partenariat stratégique solide, aussi bien dans les questions politiques qu’économiques, scientifiques et technologiques".
Une visite "cruciale pour le Président Saïed"?
"Le chef de l’État tunisien, qui a limogé le gouvernement et suspendu le Parlement depuis le 25 juillet en faisant appel à l’article 80 de la Constitution, a annoncé lundi 13 décembre une réforme de la Constitution avec l'organisation d'un référendum en juillet puis des élections législatives en décembre 2022", rappelle le Dr Cheikh Hamdi. "Ces décisions ont polarisé la scène politique du pays entre les soutiens du Président et ceux qui y voient une dérive vers un pouvoir unipersonnel."
Il ajoute qu’"outre les pressions internes aussi bien politiques qu’économiques et sociales, suite à la dégradation de l’état des finances publiques dans le contexte de la pandémie de Covid-19 qui a causé une chute drastique des revenus du tourisme, le Président Saïed subit également des pressions internationales de la part de la France, de l’Union européenne, des États-Unis et des pays du G7 pour revenir à +l’ordre constitutionnel+. Ainsi, à deux jours des manifestations prévues par ses opposants, le 17 décembre, jour de la célébration du 11e anniversaire de la révolte populaire de 2011 qui a mis fin au pouvoir de Ben Ali, la visite du chef de l’État algérien est cruciale pour Président Saïed à bien des égards".
"Un prêt de 300 millions de dollars"
À ce titre, l’expert informe que "sur le plan économique, l’Algérie, qui a déjà fait un dépôt de 150 millions de dollars à titre de garantie à la Banque centrale de Tunisie, vient également d’accorder un prêt de 300 millions de dollars à ce pays. Loin de constituer une solution miracle à tous les problèmes financiers du pays, le prêt consenti par le Président Tebboune permettra à la Tunisie de relever la tête pour entamer avec sérénité l’année 2022, loin des aides du FMI ou d’autres partenaires accompagnées souvent de pressions politiques. Par ailleurs, les deux pays ambitionnent de multiplier le volume des échanges qui plafonne à 1,2 milliard de dollars".
Dans le même sens, le spécialiste explique qu’"en cette phase difficile, l’État tunisien ne peut trouver meilleur allié que l’Algérie. En effet, outre les liens historiques et fraternels qui lient les deux peuples, les positions exprimées publiquement dans un langage on ne peut plus clair par le Président Tebboune ne peuvent qu’apporter un réconfort à son homologue tunisien. Ainsi, lors d’une rencontre télévisée avec la presse nationale, Abdelmadjid Tebboune a affirmé que les problèmes internes de la Tunisie sont du ressort exclusif des Tunisiens qui ont la capacité, l’intelligence et le génie pour les résoudre en toute souveraineté. Il a déclaré qu’autant qu’il s’interdise à lui-même de s’ingérer dans les affaires internes de la Tunisie, il ne permettra à aucun autre pays de le faire: +la sécurité de la Tunisie fait partie intégrante de la sécurité de l’Algérie, tout ce qui touche ce pays nous touche également+".
Quid des enjeux géopolitiques et géostratégiques?
Début novembre, s'exprimant au forum sur la sécurité internationale organisé par l’Aspen Institute, cercle de réflexion très influent à Washington, le chef de l’état-major des Armées des États-Unis, le général Mark Alexander Milley, a annoncé "l’avènement d’un monde tripolaire dirigé par trois grandes puissances: les États-Unis, la Chine et la Russie", rappelle le Dr Cheikh Hamdi. "Le général Milley a reconnu que le +nouveau siècle américain+ était terminé, annonçant ainsi un changement stratégique majeur dans le monde: +En la présence de trois puissances, contre deux [comme lors de la guerre froide entre les États-Unis et l’Union soviétique, ndlr], nous avons un monde d’une plus grande complexité+".
Selon lui, il faut bien noter que le "général Milley n’a même pas fait allusion à l’Union européenne, encore moins à la France, l’ex-puissance coloniale la plus influente en Afrique, dont le Maghreb, et ce pour plusieurs raisons. Suite au Brexit, les traités militaires de Lancaster House, en 2010, ayant rapproché les armées britannique et française, les plus puissantes de l’UE, sont tombés à l’eau. C’est dans ce contexte qu’Emmanuel Macron – qui a qualifié à plusieurs reprises l’Otan d’organisation +en mort cérébrale+ – s’est tourné vers l’armée italienne, deux fois moins importante que celle française, pour continuer son projet d’Europe de la Défense, signant fin novembre 2021 le traité du Quirinal avec son homologue italien. Le tout dans un contexte de déclassement stratégique de l’UE, de la France et de l’Otan dans la politique de Défense américaine suite à l’annonce de la nouvelle alliance en Indopacifique entre les États-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni (AUKUS), bien au-delà du revers essuyé par Paris concernant le contrat sur les sous-marins avec Canberra. À ceci s’ajoute la nouvelle direction donnée par le chancelier allemand Olaf Scholz et sa cheffe de la diplomatie Annalena Baerbock à la politique extérieure de l’Allemagne en l’alignant complètement à celle des États-Unis et du Royaume-Uni, notamment en ce qui concerne les relations avec Israël, la Russie et la Chine".
Dans ce contexte totalement nouveau, ponctue-t-il, "les choses se sont inversées par rapport à ce qu’elles étaient avant. En effet, pour la première fois ce sont d’autres puissances qui dictent aux Américains, à l’Otan et l’UE les lignes rouges à ne jamais tenter de franchir, ce qui déstabilise ces derniers. La Russie pour ce qui concerne l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan où la présence importante d’armées étrangères près de ses frontières avec ce pays. La Chine pour ce qui est de l’île de Taïwan. Nous pouvons également ajouter l’Iran, 4e puissance mondiale dans la construction de missiles, qui refuse catégoriquement de revenir aux négociations sur son programme nucléaire avant la levée totale des sanctions".
Conclusion
Enfin, Soulaimane Cheikh Hamdi estime que "compte tenu de tous ces changements, ce sont l’Algérie et la Tunisie, pays centraux au Maghreb, qui détiennent les cartes de pression pour défendre leurs intérêts stratégiques et géostratégiques et non pas les puissances étrangères qui luttent pour arracher de nouveaux intérêts face à leurs concurrents. Le Président syrien a merveilleusement excellé dans ce jeu, qui lui a permis de gagner la guerre contre les organisations terroristes et de revenir sur la scène internationale, en arbitrant les contradictions entre les différents intervenants internationaux".
"Les Algériens et les Tunisiens peuvent développer beaucoup de secteurs clés, comme les transports rapides, la technologie et l’industrie spatiale, le nucléaire civil, les industries civilo-militaires, l’agriculture et l’agroalimentaire, l’eau potable… Des domaines qu’il serait préférable de faire avancer dans un cadre maghrébin, avec le Maroc, la Libye et la Mauritanie, le seul moyen d’apporter la paix et la sécurité régionale. Même la région sahélo-saharienne doit être intégrée à cet ensemble, dont la Chine et la Russie peuvent jouer un rôle de partenaire déterminant", conclut-il, soulignant que "les anciennes puissances coloniales n’ont plus la main haute sur l’Afrique. Sinon comment expliquer qu’après le passage de ses ministres des Affaires étrangères et des Armées au Mali, c’est au tour d’Emmanuel Macron de se rendre à Bamako pour rencontrer le chef de l’État, le colonel Assimi Goïta, qui vient de lancer une coopération militaire avec la Russie. Quelques années avant, il aurait été convoqué à Paris pour se faire admonester".