Occident contre monde russe: "Il faut sortir de ce tête-à-tête mortifère"
Biden et Poutine ont échangé sur la crise ukrainienne. Malgré les menaces américaines, la désescalade est entérinée, estime Eugène Berg. Pour cet ancien ambassadeur, c’est l’occasion de rompre la spirale de la haine et de solder les différends.
SputnikDes "conséquences économiques comme il n’en a jamais vu", telles sont les menaces que Joe Biden aurait adressées à Vladimir Poutine "s’il envahit l’Ukraine". Lors d’un débriefing à la presse le 8 décembre, après son entretien avec son homologue russe de la veille, le Président américain a donné l’image d’un chef d’État intraitable.
Sur la table: une volée de sanctions à l’encontre de la Russie, qui tueraient notamment dans l’œuf Nord Stream 2. Une menace pour le moins récurrente, dans la mesure où la mise en service de ce gazoduc accuse déjà plus d’un an de retard à cause de diverses sanctions, infligées sur fond de conflit ukrainien.
Biden donne des gages aux faucons
Quant à l’idée de
couper la Russie du système interbancaire Swift, "
pour l’instant, on ne l’évoque pas", tranche auprès de
Sputnik Eugène Berg, ancien ambassadeur de France. Et ce bien que "
certains sénateurs extrémistes" à Washington souhaiteraient recourir à cette "
bombe atomique" économique.
"Tout cela, c’est ce que l’on appelle des gesticulations, parce qu’il y a malheureusement des opinions publiques. L’homme politique doit plaire à tout le monde, surtout son aile droite", déplore l’ancien diplomate. "Il y a eu des échanges d’amabilités et d’anecdotes, selon Vladimir Poutine, cela montre que les deux Présidents ne se sont pas pris à la gorge", ajoute-t-il.
N’en déplaise à la presse, pour l’auteur de La Russie pour les nuls (Éd. First, 2016), une nouvelle phase de désescalade s’est amorcée à l’Est du continent européen. Comme pour les précédents épisodes de redoux, reste à savoir si celui-ci sera durable. Regrettant une énième situation "gelée" dans l’Est européen, Eugène Berg estime qu’Occidentaux et Russes doivent sortir de leur "tête-à-tête mortifère". Un chemin vers une paix durable qui ne sera pas sans "concessions" de part et d’autre, ajoute-t-il.
"Il faut débloquer la situation! On a une guerre qui dure, où l’on alimente le feu. Nous sommes dans un théâtre où l’on se fait peur et où l’on esquive les problèmes de fond […] C’est le moment de lancer des idées nouvelles, provocantes, il faut susciter un débat."
Des problèmes de fond tels que l’appartenance de la Crimée à la Russie ou de l’intégration de l’Ukraine et même de la Géorgie à l’UE. Pour l’ex-diplomate, toutes ces problématiques qui minent les relations au sein de la "maison commune" européenne doivent être négociées simultanément. Un "package global" en somme, qui s’inscrirait dans un processus diplomatique étalé sur une quinzaine d’années visant à faire retomber les tensions.
Est-Ouest, négocier un "package global"
D’un côté, la Russie accepterait de voir l’Ukraine et la Géorgie intégrer l’Union européenne. En contrepartie, les Occidentaux reconnaîtraient la Crimée comme partie intégrante de la Russie, lèveraient leurs sanctions et s’engageraient par écrit à geler pendant quinze ans l’épineuse adhésion de ces pays à l’Otan, dans l’espoir que les relations Est-Ouest se réchauffent d’ici là.
D’autre part, Kiev se "délesterait" des régions du Donbass "qu’elle n’arrive pas à absorber et pour lesquelles l’Ukraine continue une guerre qui la tue". S’il admet qu’il s’agirait clairement là d’un "sacrifice énorme" pour Kiev, que "les jusqu’au-boutistes n’accepteront jamais", l’énarque souligne les trop nombreux points de PIB investis dans l’armée ukrainienne ces dernières années "au détriment du bien-être de la population".
"Pourquoi s’accrocher à des territoires qui de toute façon sont russes?", insiste-t-il. "Faites en sorte que ces territoires soient indépendants, neutres ou associés, voire intégrés à la Russie, et en échange la Russie vous autorise à rentrer dans l’UE", spécule cet ancien diplomate passé par la RDA. "On aboutit à un “quid pro quo”, un équilibre des compromis."
Cerises sur le gâteau: la signature d’un traité de non-agression entre l’Otan et la Russie, ainsi que des accords politiques, économiques et culturels entre les Européens et leurs voisins russes pour mettre sur les rails une "vision commune" de l’"Atlantique à l’Oural".
Être prêt à des "sacrifices énormes"
Un plan utopique? Eugène Berg lui préfère le qualificatif d’"ambitieux". "D’autres idées ont-elles été proposées?", rétorque-t-il. Aux yeux de l’ex-ambassadeur, il faut sortir de cette "politique de chiens de faïence, coûteuse et qui va encore amoindrir notre Europe, y compris la Russie", insiste-t-il.
"L’aboutissement est une Ukraine modernisée, réduite, d’une trentaine de millions d’habitants, qui pourrait avoir une croissance annuelle de 6 à 8% et un PNB doublé en 15 ans", argumente-t-il. Parallèlement, "la Russie verra reconnaître la Crimée, les sanctions seront levées et Lougansk et Donetsk seront intégrés à l’espace russe."
Un vœu qui n’en demeure pas moins pieux, dans la mesure où la situation actuelle est l’aboutissement de six années durant lesquelles Kiev a refusé d’entendre parler de la fédéralisation –prévue dans les accords de Minsk– pour réintégrer de gré ou de force les républiques de Lougansk et de Donetsk.
Autant dire que de tirer un trait sur ces territoires est pour l’heure inenvisageable pour une Ukraine qui est notamment allée jusqu’à légiférer contre l’enseignement de la langue hongroise dans les écoles de Ruthénie subcarpatique. Une ukrainisation à marche forcée, justifiée par la crainte de voir un jour le voisin et allié hongrois remettre en cause l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Ironie du sort, c’est justement cette ukrainisation qui a soulevé les populations russophones de l’Est et de Crimée contre Kiev.
"Il faut trouver un format diplomatique qui n’intégrerait peut-être pas l’Ukraine dans un premier temps", concède l’ex-diplomate, suggérant de laisser cette mission à des pays tels que les États-Unis, la Russie, la France, l’Allemagne et la Pologne.