"Lassée des migrants qui arrivent d’Afrique, l’UE a créé un système d’immigration parallèle qui les capture avant qu’ils n’atteignent ses côtes et les envoie dans des centres de détention libyens brutaux gérés par des milices."
L’accusation est forte, mais le journaliste d’investigation américain Ian Urbina, auteur de l’enquête "Les prisons secrètes qui gardent les migrants hors d’Europe", est formel: la responsabilité du terrible drame humanitaire des prisons libyennes et des tortures en tout genre qui s’y déroulent incombe à Bruxelles. Dans une enquête au long cours, l’Américain explique comment, à coups de millions, Bruxelles a dopé financièrement l’État failli libyen afin de permettre à ses gardes-côtes et ses services de sécurité de contenir le problème avant que celui-ci n’arrive dans les eaux territoriales européennes. Au prix de violations massives des droits de l’homme des migrants ramenés sur les côtes libyennes.
Menace des "extrêmes" en Europe
Les manœuvres européennes avec les migrants libyens commencent concrètement en 2017. Après une année 2016 noire, marquée par la mort de plus de 5.000 migrants en Méditerranée et une situation politique explosive, avec les agressions sexuelles de Cologne et les djihadistes s’infiltrant parmi les flux migratoires, l’UE se doit de réagir. Une vague d’agressions sexuelles collectives –dont au moins deux cas de viols commis par des demandeurs d’asile –, de vols et de braquages frappe l’Allemagne, principalement à Cologne.
L’Europe n’arrive alors plus à digérer les différentes vagues migratoires. Pire, la passivité ou l’absence de contrôle des gouvernants éclate au grand jour. Pour l’"Occident libéral", le dilemme est terrible:
"Nous devions trouver un moyen de sécuriser les frontières et de gérer les migrations sans porter atteinte au contrat social et à l’État libéral lui-même", explique à Ian Urbina James F. Hollifield, expert en migration à l’Institut français d’études avancées.
Effrayée à l’idée de voir de nombreux dirigeants "populistes" et autres "extrémistes" arriver au pouvoir, Bruxelles s’active donc pour limiter la casse. Pour "mettre fin au drame en Méditerranée", l’UE a donc aidé le GNA (Government of National Accord, gouvernement d’union nationale), qui dirigeait l’Ouest libyen, à renforcer ses frontières. Un premier chèque de 42,2 millions d’euros est envoyé au GNA en 2017, pourtant toujours en guerre avec l’Armée nationale libyenne du Maréchal Haftar implanté à l’Est du pays. Cette somme était destinée à aider Tripoli à "définir et déclarer" sa zone SAR (zone de recherche et de sauvetage). Mission accomplie: en 2018, la zone SAR déclarée par les autorités libyennes est officiellement reconnue pas l’Organisation maritime internationale, rappelle Le Monde dans une enquête.
Torture et esclavage
Entre janvier 2017 et septembre 2021, les gardes-côtes libyens ont ainsi rapatrié 74.233 migrants en Libye. Et c’est là que se situe le drame. Une fois ramenés en territoire libyen sous le contrôle d’autorités libyennes qui s’apparentent plus à des milices, explique Ian Urbina, les migrants vivent pour une majorité d’entre eux un calvaire. Entassés dans des prisons de fortune, au sein d’un État failli, les migrants, subsahariens pour la plupart, vivent dans des conditions inhumaines.
"Dès qu’ils foulent le sol libyen, ils deviennent vulnérables aux homicides illégaux, à la torture et à d’autres mauvais traitements, à la détention arbitraire et à la privation illégale de liberté, au viol et à d’autres formes de violences, à l’esclavage et au travail forcé, à l’extorsion et à l’exploitation par des acteurs étatiques et non étatiques", affirmait l’Onu dans un rapport de 2018.
Les images de migrants libyens vendus aux enchères comme des esclaves ont fait le tour du monde en 2017. Aujourd’hui, dans la plupart des prisons libyennes, des migrants sont encore exploités, soit comme main-d’œuvre à prix cassé, soit comme rançon. En effet, les gardiens de ces prisons n’hésitent pas à en exiger aux familles.
Ian Urbina accuse l’Union européenne d’être moralement responsable de ces mauvais traitements. En effet, avant que les Libyens ne définissent leur propre zone SAR, la plupart des embarcations qui venaient à l’aide de ces migrants étaient des navires européens, censés légalement ramener ces migrants dans un port "sûr".
Or, le financement de cette zone SAR libyenne a permis de ramener par dizaines de milliers de migrants vers l’enfer des côtes libyennes sans violer le droit international.
Frontex, de mèche avec les gardes-côtes libyens?
La responsabilité bruxelloise sur cette crise humanitaire ne s’arrêterait pas là. La Commission européenne a investi 87 millions d’euros en quatre ans en Libye, outre le soutien à la création de la zone SAR, cette somme a servi à former les gardes-côtes libyens. Selon Ian Urbina James, l’UE a fourni six patrouilleurs, trente Toyota Land Cruiser, des radios, des téléphones satellites, des canots pneumatiques et cinq cents uniformes. En 2020, elle a dépensé près d’un million de dollars pour construire des centres de commandement pour les gardes maritimes libyens et assurer la formation de leurs officiers.
Mais le pays est plongé dans le chaos causé par l’intervention en 2011 des puissances occidentales. Dans cette zone de guerre, milices et groupes terroristes se disputent le contrôle territorial, aucun parti n’a le monopole de la violence légitime. L’Onu a même établi un lien direct entre les milices libyennes et les patrouilles des gardes-côtes, souligne le journaliste américain.
Dès lors, les abus sont inévitables. Les images ci-dessous montrent par exemple l’un de ces patrouilleurs en train de nuire à une opération de sauvetage, en tirant sur l’embarcation de fortune des migrants, ou en essayant de la renverser. Le patrouilleur sur ces images, immatriculé 648, est l’un de ceux fournis par Bruxelles.
De surcroît, journalistes et ONG ont établi qu’un dispositif de surveillance aérien assuré par Frontex travaillerait de mèche avec les gardes-côtes libyens pour détecter et intercepter les migrants au départ de Libye. Une fois encore, l’objectif est d’empêcher un maximum de migrants d’arriver dans les eaux territoriales européennes (italienne ou maltaise) et par conséquent, sur les côtes européennes. Officiellement, cette mission a pourtant pour unique raison d’être la lutte contre les trafics en tout genre. L’agence de protection des frontières européennes nie ces accusations, mais une enquête du Monde sur ses activités met à mal sa défense.
Toujours selon Ian Urbina, Bruxelles serait donc moralement responsable d’avoir dans un premier temps créé un cadre légal pour permettre le retour des migrants sur les côtes libyennes, puis d’avoir donné aux "autorités libyennes", les moyens d’assurer ce retour. Et ce, tout en critiquant la maltraitance des migrants libyens dans ces prisons. Sans grande surprise, l’Union européenne rejette ces accusations.
"La nature de notre coopération avec les gardes-côtes libyens est de sauver des vies, de fournir des équipements et des formations afin d’être en mesure de sauver des personnes dans leurs frontières territoriales", a déclaré le 30 novembre le porte-parole de la Commission européenne.
Concernant l’endiguement des migrants transitant par la Libye, l’Europe n’en est toutefois pas à son coup d’essai. En 2008, un traité bilatéral avait été signé entre la Libye et l’Italie par Silvio Berlusconi et Mouammar Kadhafi pour que Tripoli retienne les migrants qui tentaient de partir depuis ses côtes. Et afin d’éviter que l’Europe ne devienne une Europe "noire", le Guide de la révolution demandait déjà en 2010 "au moins cinq milliards d’euros par an à l’Union européenne", affirmait alors Kadhafi. Un an plus tard, le dirigeant libyen mourrait –officiellement– des mains de rebelles libyens, après une frappe de la coalition de l’Otan sur son convoi à Syrte.