Ce qu’il se passe en Éthiopie est-il le reflet du jeu des grandes puissances en Afrique?

Dans un entretien à Sputnik, M.Cheikh Hamdi analyse le contexte géostratégique qui entoure l’explosion et l’aggravation du conflit entre le pouvoir central en Éthiopie et le Front de libération des peuples du Tigré, dans le nord du pays. Pour lui, les relations entre l’Éthiopie, la Chine, la Russie et l’Iran seraient le nœud gordien.
Sputnik
Depuis novembre 2020, l’Éthiopie vit au rythme de la guerre civile. En effet, suite au report des élections législatives de septembre de la même année, à cause de l’épidémie de Covid-19, le Front de libération des peuples du Tigré (TPLF), qui a refusé la décision de la Commission électorale nationale éthiopienne, a résolu d’organiser le scrutin dans sa région, dans le nord du pays, à la frontière avec l’Érythrée.
Le chef du gouvernement éthiopien, l’ex-général des services de renseignement Abiy Ahmed, qui considère le scrutin organisé par le TPLF comme une tentative de sécession du reste du pays, a refusé ces élections. Le 7 novembre 2020, le parlement éthiopien a voté la révocation du parlement régional et de l’exécutif du Tigré, après l’annonce d’une intervention militaire dans cette région, qualifiée par l’ex-général Ahmed d’opération de maintien de l’ordre. Les responsables du TPLF, le parti qui a régné sans partage sur l’Éthiopie durant 30 ans jusqu’à l’élection d’Abiy Ahmed en 2018, ont accusé ce dernier d’utiliser ce vote comme prétexte pour justifier une action militaire dans le Tigré. Selon les estimations de l’Onu, la guerre a fait des milliers de morts et plus de deux millions de personnes déplacées.
Outre le prétexte d'élections législatives, quelles seraient les véritables raisons inavouées du déclenchement de ce conflit? Pourquoi les États-Unis et l’Union européenne -notamment la France- se sont désolidarisés de l’Éthiopie depuis le début de la guerre, alors qu’ils en sont des partenaires de premier plan? Quels pays pourraient aider l’Éthiopie à faire cesser la voix des armes et éviter sa partition à nouveau?

Pour éclaircir toutes ces questions, Sputnik a sollicité Soulaimane Cheikh Hamdi, expert mauritanien en sécurité internationale, spécialiste du Sahel ainsi que chercheur en géopolitique et politiques de défense. Pour lui, "ce qu’il se passe actuellement en Éthiopie survient dans le contexte d’un jeu géopolitique orchestré essentiellement par les États-Unis, le Royaume-Uni, la France et Israël, visant toute la région hautement stratégique de la Corne de l’Afrique. Ces derniers regarderaient d’un mauvais œil la dynamique des relations de plus en plus étroites et fortes entre l’Éthiopie, la puissance régionale, la Chine, la Russie et l’Iran".

L’Éthiopie, une "pièce maîtresse de la politique US"

"Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont toujours considéré l’Éthiopie comme la pièce maîtresse de leur politique internationale dans la Corne de l'Afrique", affirme M.Cheikh Hamdi.
Et d’expliquer qu’"à l’ouest, l’Éthiopie est limitrophe avec les anciennes colonies britanniques du Kenya, du Soudan et du Soudan du Sud riche en pétrole. À l’est, ce pays a une frontière partagée avec la Somalie, qui a un littoral sur le goulet d'étranglement stratégique du golfe d’Aden et du détroit de Bab El Mandeb. Au nord, l’Éthiopie borde l’Érythrée qui a un littoral sur l'autre versant de la mer Rouge du même goulet d’étranglement . Enfin, elle est aussi limitrophe à l’est de l'ancienne colonie française, Djibouti, qui se trouve à la fois sur la mer Rouge et le golfe d'Aden. Il faut bien avoir en tête que Djibouti abrite des bases militaires de plusieurs pays occidentaux: la France, les États-Unis, le Japon, l'Allemagne, l'Espagne ou encore l'Italie. Ce petit État accueille également la seule base militaire étrangère de la Chine. Si autant de puissances internationales se sont installées militairement dans ce pays, c’est parce qu’au moins 40% du pétrole mondial passe par ce petit corridor". Dans le même sens, il indique que "plus de 90% du commerce éthiopien transite par Djibouti, ce qui représente près 70% de son PIB".

L’axe Éthiopie-Djibouti, au cœur de la géo-économie chinoise

Il est indéniable que pour la Chine, qui a investi entre 2005 et 2016 -dans le cadre de son projet de la Route de la soie- près de 1.500 milliards de dollars à l’étranger, dont 19% du total des investissements en Afrique, "les pays bordant le golfe d’Aden et la mer Rouge bénéficient d’une position géographique hautement stratégique sur une route maritime se trouvant au cœur de son projet millénaire", estime l’interlocuteur de Sputnik.

Ainsi, selon lui, les Chinois "considèrent l’axe Éthiopie-Djibouti comme un pivot central du développement de toute la région de la Corne de l’Afrique. À Djibouti, la Chine a investi près de 14 milliards de dollars, entre 2012 et 2018, dans la construction d’infrastructures de base: ports, chemins de fer, routes, aéroports, zone franche, etc. Djibouti, qui est devenu la figure de proue de l’engagement chinois en Afrique, est en passe d’être doté de neuf ports au total, de quoi faire du pays un hub commercial d’importance, fortement connecté à l’Éthiopie, dont l’économie émergente se renforce de plus en plus. Dans ce cadre, la Chine projette également d’investir près de trois milliards de dollars pour participer à la construction d’une ligne de chemin de fer entre les capitales des deux États. Celle-ci pourrait dans le futur être connectée à d’autres projets similaires au Kenya et au Soudan du Sud".

Dans le même sens, Soulaimane Cheikh Hamdi informe qu’"en Éthiopie, la Chine a également investi environ quatre milliards de dollars dans la construction d’infrastructures, dont une participation au financement du grand barrage de la Renaissance. Outre le développement des infrastructures, les entreprises chinoises projettent également de construire des zones industrielles et de coopération économique et commerciale, des zones de coopération économique transfrontalière, et le développement de hubs industriels".

L’Éthiopie a choisi de s’arrimer à l’axe de l’est?

Outre les relations économiques avec la Chine, "Abiy Ahmed a également renforcé les relations de son pays avec la Russie, déjà présente militairement à Port-Soudan. En effet, en juillet 2021, soit près de neuf mois après le début du conflit au Tigré, la ministre éthiopienne de la Défense a signé plusieurs accords avec la Russie en vue de renforcer la coopération militaire entre les deux pays. La ministre éthiopienne de la Défense, Martha Lewig, a souligné que l'accord actuel +renforcera l'amitié de longue date établie entre l'Éthiopie et la Russie et leur permettra de poursuivre le travail en commun qu’ils mènent de manière plus étroite encore+. Ceci, en plus du soutien apporté par la diplomatie russe à l’Éthiopie au Conseil de sécurité de l’Onu, concernant le conflit du Tigré, ce qui a permis à Abiy Ahmed de tenir tête au Soudan et à l’Égypte qui ne sont pas contents de ce qu’il se passe dans cette région".

Par ailleurs, M.Cheikh Hamdi souligne qu’un "autre État avec lequel l’Éthiopie développe des relations de plus en plus étroites est l’Iran. En effet, Téhéran, à l’image de Moscou, a lui aussi manifesté son appui à Addis-Abeba à l’Onu et défend farouchement la souveraineté du pays contre toute ingérence étrangère. Ceci n’a pas laissé indifférent Israël, qui a une importante base militaire en Érythrée et mène depuis une course contre la montre pour intégrer l’Union africaine. Les États-Unis également n’aimeraient pas voir l’Iran au côté de la Russie en Afrique, de peur que la cuisante défaite qu’ils ont essuyée en Syrie et en Irak ne se reproduise. Idéologiquement, Téhéran est perçu comme un danger que les Occidentaux, qui ont l’habitude de se servir en Afrique sans se gêner, ne veulent pas voir débarquer sur le continent. Il est évident que ce qui intéresserait les pays africains, c’est surtout la résistance contre l’impérialisme occidental, notamment américain, dont l’Iran a donné l’exemple durant les 40 années d’embargo qui lui ont été imposées. Il faut savoir qu’Israël a 13 représentations en Afrique alors que l’Iran en a plus de 20."

En conclusion

Enfin, l’expert estime que "le conflit au Tigré aurait pu provoquer l’embrasement de toute la région du nord du pays. Cependant, ce qui n’était pas dans les calculs de ceux qui souhaitaient ce scénario, c’est l’alliance entre l’Éthiopie et l’Érythrée pour mettre fin à ce conflit en délogeant les rebelles".
"Le soutien d’Abiy Ahmed à l’Érythrée, avec qui il avait fait la paix en 2019 -raison pour laquelle il lui a été décerné le prix Nobel de la Paix- contre les vœux des États-Unis, son engagement direct dans les combats pour repousser les rebelles, son refus obstiné d’une médiation américaine dans le dossier des eaux du Nil et enfin ses critiques acerbes contre Israël -accusé d’avoir reçu quatre criminels de guerre-, mettraient l’Éthiopie dans l’œil du cyclone", conclut-il.
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