Aide militaire française dévoyée par Le Caire: en finir avec "l’hypocrisie de l’État français"

L’État français n’est pas fautif de ne pas avoir suspendu sa mission antiterroriste en Égypte après avoir été informé qu’elle était élargie à la contrebande, estime le géopolitologue Roland Lombardi. Entretien à contre-courant.
Sputnik
La raison d’État a ses raisons que les droits de l’homme ignorent.
Au mépris des principes de droit international, et notamment la résolution 56/83 de l’Onu, auxquels la France a souscrit, cette dernière aurait aidé l’Égypte à mener des frappes aériennes contre des cibles civiles, notamment des trafiquants. Et ce dans le cadre de l’opération Siril entamée en 2016, initialement mise en place pour frapper les terroristes. L’ONG Disclose démontre, documents classés secret-défense à l’appui, comment les renseignements fournis au Caire par Paris ont permis d’identifier des cibles, essentiellement des contrebandiers se déplaçant entre la Libye et l’Égypte, et de les frapper. Bien que l’armée a signalé ce dévoiement aux autorités politiques, Paris a systématiquement fermé les yeux. Face au tollé politico-médiatique provoqué par ces révélations, la France a indiqué ouvrir une "enquête interne approfondie" sur la "violation flagrante du secret de la défense nationale" et vérifier que les règles de l’accord avaient été bien respectées.
"Si j’étais à la tête de l’État français", imagine le géopolitologue Roland Lombardi, "je balayerais ces révélations du revers de la main en expliquant que ce n’est pas notre problème."
Au micro de Sputnik, l’historien spécialiste du Moyen-Orient estime qu’il faudrait en finir avec l’hypocrisie de la politique étrangère française, qui repose sur deux piliers: le premier, économique et stratégique, et le second, les droits de l’homme. C’est "toute l’hypocrisie de l’État français de jouer les équilibristes entre ces deux piliers", estime notre interlocuteur.
Ce dernier trouve d’autant plus spécieuse la posture selon laquelle la France peut être le troisième exportateur d’armes du monde, que ses armes se trouvent aux quatre coins du globe, mais que celles-ci ne seraient utilisées que dans le cadre précis des standards moraux et droit-de-l’hommistes occidentaux.

"Nous avons besoin" de l’Égypte

Cela ne veut pas dire que l’Hexagone ne doit pas avoir de boussole morale dans l’arène internationale, précise-t-il. Mais pour le chercheur, l’environnement géopolitique doit déterminer la politique extérieure d’un pays. En résumé, un acteur ne peut pas jouer les colombes au milieu des aigles et des charognards.
Et au vu de la situation en Égypte et dans la région avoisinante, "il faudrait que la France soit un peu plus machiavélienne et qu’elle mette en avant ses propres intérêts stratégiques et sécuritaires. Dans les faits, c’est souvent ce que l’on fait, mais on est gêné par notre propre propension à intégrer les droits de l’homme dans notre politique extérieure", indique l’auteur de Poutine d’Arabie (Éd. VA, 2020). Une relation franco-égyptienne abîmée pourrait ainsi profiter à d’autres acteurs, étatiques et non étatiques, potentiellement hostiles à la France comme les djihadistes présents en nombre dans le Sinaï égyptien.
"Le Caire est un allié stratégique important. Dans la lutte contre le djihadisme d’une part, mais aussi dans une logique de stabilité régionale. Qu’on aime ou qu’on n’aime pas, Al-Sissi est pour le moment l’un des principaux garants de la stabilité de la région", rappelle Roland Lombardi.
L’Égypte est "le plus grand pays arabo-musulman de la zone et l’un des plus puissants. Nous en avons besoin pour la Libye, pour le conflit israélo-palestinien, pour la crise migratoire, et bien d’autres dossiers", ajoute-t-il.
De surcroît, l’Égypte est le quatrième meilleur client pour les armes françaises sur la période 2011-2020, avec 7,8 milliards d’euros.
La signature en avril d’un contrat prévoyant l’achat par Le Caire de 30 avions Rafale, ainsi que des missiles de MBDA et des équipements de Safran Electronics et Defense, pour une somme de 3,95 milliards d’euros, démontre l’importance de cette relation pour l’industrie française.

Al-Sissi, grand-croix de la Légion d’honneur

Les relations entre les deux pays s’étaient déjà fragilisées en janvier 2019 après un discours d’Emmanuel Macron sur les droits de l’homme. Prononcées au Caire, les critiques du Président de la République sur la répression des oppositions en Égypte avaient été interprétées comme de l’ingérence par le pouvoir égyptien.
Macron remet discrètement la Légion d’honneur à al-Sissi, provoquant un tollé – vidéo
Cette brouille n’avait pas duré longtemps, puisqu’en décembre 2020, l’hôte de l’Élysée avait rappelé lors d’une conférence de presse conjointe à Paris, qu’il "ne conditionnerait pas" la coopération "en matière de défense comme en matière économique" aux désaccords sur la question des droits de l’homme. Emmanuel Macron avait par la même occasion élevé son homologue égyptien au rang de grand-croix de la Légion d’honneur.
"C’est l’intérêt de la France de cultiver une bonne relation avec l’Égypte, Al-Sissi ou pas", approuve Roland Lombardi. Celui-ci "espère que la France ne cèdera pas aux pressions de quelques ONG" et à "l’angélisme" médiatique français sur ce dossier.
D’autant que "ces éliminations de civils concernent surtout des contrebandiers. Et lorsque l’on connaît la région, on connaît la porosité entre ces groupes terroristes et ceux de contrebandiers."
En effet, le chercheur craint qu’une politique étrangère systématiquement conditionnée par les droits de l’homme ne fasse reculer les intérêts stratégiques de la France au profit de pays qui eux n’ont que très peu de considération pour ces questions. En particulier, "la Russie et la Chine", tous deux importants exportateurs d’armes et d’infrastructure en Afrique, conclut notre interlocuteur.
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