Tensions Alger-Rabat: "la situation ressemble à bien des égards au conflit Irak-Iran"

Dans un entretien à Sputnik, le Pr Brahimi EL Mili analyse les derniers événements caractérisant les tensions entre l’Algérie et le Maroc, et entre le royaume et le Polisario. Pour lui, outre l’influence des grandes puissances dans la région, ajoutée à celle d’Israël ou de la Turquie, l’hypothèse d’un conflit ouvert "est peu probable".
Sputnik
Deux semaines après l’assassinat de trois camionneurs algériens à Bir Lahlou, dans le territoire du Sahara occidental, attribué par Alger à l’armée marocaine, le commandant de la cinquième région militaire de l’Armée de libération du peuple sahraoui (ALPS), Taleb Haider, aurait été tué par une frappe de drone marocain. Officiellement, le Maroc n’a pas confirmé cette information, par ailleurs largement relayée par la presse proche du pouvoir.
Le 19 novembre, lors de l’ouverture d’une réunion du Front Polisario, le chef du mouvement, également Président de la République arabe sahraouie démocratique (RASD), Brahim Ghali, a annoncé la décision de son état-major "d’intensifier" la lutte armée contre le Maroc pour établir la souveraineté du Polisario sur l'ensemble du territoire du Sahara occidental.
Quelle peut être l’évolution de la situation régionale à l’aune de ces événements, sachant que les autorités algériennes ont promis que le "crime" commis contre trois de leurs ressortissants "ne restera pas impuni"? Alors qu’un jeu d’influence des grandes puissances mondiales est de plus en plus évident dans la région, quelles peuvent être ses interactions avec les tensions entre l’Algérie et le Maroc, et entre le royaume et la RASD? Y a-t-il un risque de déclenchement d’un conflit général dans la région?
Le 16 novembre, le quotidien El Espanol a rapporté que la visite, prévue les 24 et 25 du même mois, du ministre israélien de la Défense, Benny Gantz, à Rabat, verra la signature d’un accord d'entente qui définira les conditions de coopération dans le domaine de la défense. En plus du renseignement, il s’agirait également de développer une industrie de drones kamikazes au Maroc, mais aussi et surtout de la construction d'une base militaire près de l’enclave espagnole de Melilla.
Si ces informations sont officiellement confirmées, l’équilibre stratégique régional serait rompu, ouvrant ainsi la porte à l’intensification de la course à l’armement entre Alger et Rabat, voire à un conflit entre les deux frères ennemis?
Pour répondre à ces questions et faire le point sur l’évolution de la situation et le risque de déclenchement d’un conflit régional, Sputnik a sollicité le Pr Naoufel Brahimi El Mili, politologue et enseignant à Science Po Paris. Pour lui, "un conflit de haute intensité entre l’Algérie et le Maroc ou entre le Maroc et le Front Polisario est une hypothèse, mais qui est très peu probable".

Éviter "un conflit type Irak-Iran"?

"L’escalade observée ces derniers jours dans la région démontre, d’une façon on ne peut plus claire, l’échec du droit international", affirme le Pr Brahimi El Mili, soulignant que "dans ce cas, ce qui reste c’est la force. Cependant, son usage doit être mesuré et mis au service d’un objectif précis".
Et d’expliquer que "le Maroc, qui a réussi à ancrer au sein de sa population que le territoire du Sahara occidental était une terre marocaine, a profité des 20 ans d’absence de l’Algérie, sous le pouvoir de feu le Président Abdelaziz Bouteflika, sur le plan international pour réaliser plusieurs avancées sur le plan diplomatique, à l’instar de l’ouverture de plusieurs consulats de pays étrangers dans les villes de Dakhla et Laâyoune, au Sahara occidental, en dépit de leur caractère artificiel. Concernant l’Algérie, il n’y a aucun objectif stratégique qui pourrait servir d’alibi pour une guerre ouverte de haute intensité avec le Maroc. Dans ces conditions, le Front Polisario tout seul face à l’armée marocaine ne pourra pas tenir longtemps dans une guerre totale".
Ainsi, selon l’expert, "la situation ressemble à bien des égards au conflit Irak-Iran, conceptualisé par les États-Unis qui ont aidé la partie iranienne à mener l’effort de guerre durant huit ans, alors que la France, alliée des Américains et membre de l’Otan, avait fourni en armes la partie irakienne. De cette guerre, les deux pays sont sortis vaincus, affaiblis et détruits".
Dans le même sens, il affirme qu’"aussi bien en Algérie qu’au Maroc et au sein de la direction du Front Polisario tous les dirigeants sont conscients qu’un conflit ouvert mènerait à l’embrasement de toute la région dont toutes les parties sortiront perdantes. L’hypothèse la plus plausible serait un conflit de basse intensité, dont il faut tout faire pour l’éviter".

Quid des enjeux géostratégiques?

Pour ce qui est des luttes d’influence des grandes puissances mondiales en Afrique du Nord et au Sahel, l’interlocuteur de Sputnik rappelle que "depuis 40 ans, la marine américaine fait des escales sur les côtes marocaines. Le Maroc a toujours été considéré comme le chaînon qui relie l'Amérique, l'Afrique et l'Europe, et c’est dans cette logique qu’il est considéré par les Américains comme un partenaire stratégique non membre de l’Otan".
À ce titre, Naoufel Brahimi El Mili rappelle que "durant la Seconde Guerre mondiale puis la guerre froide, entre 1943 et 1962, date de sa restitution à l’armée marocaine, l’armée américaine avait pris le contrôle de la base aéronavale française de Port-Lyautey, l’actuelle ville de Kénitra, sur la côte atlantique du royaume chérifien, et l’a utilisée avec cinq autres bases d’aviation comme têtes de pont de lutte contre l’influence de l’Union soviétique. Actuellement, les États-Unis ont une importante base navale à Rota en Espagne, dont des rumeurs, bien que démenties, avaient circulé sur son possible transfert vers le Maroc. C’est dire l’importance de la façade atlantique marocaine et du détroit de Gibraltar dans la stratégie américaine. Les États-Unis ne lâcheront jamais leur position stratégique dans ce pays".
Par ailleurs, il y a "la France, qui a un poids important au Maghreb et au Sahel, la Chine, la Russie, et dernièrement la Turquie et Israël. Mais encore une fois, aucun de ces pays ne s’engagera directement dans un conflit régional au Maghreb pour soutenir l’une ou l’autre des parties, sauf pour apporter un soutien logistique. Dans ce cas, c’est le scénario d’une guerre de vaincus comme celle Iran-Irak qui se déroulera, un piège qui devient de plus en plus grossier et dont les trois parties sont parfaitement conscientes".
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Et Israël?

Enfin, concernant l’éventuelle base militaire que le Maroc pourrait construire avec l’État hébreu près de Melilla, le Pr Brahimi El Mili estime qu’elle "servira uniquement comme poste avancé tactique pour Israël qui cherche à avoir un contrôle sur le détroit de Gibraltar, mais jamais comme base stratégique où il déploierait des forces armées importantes. Il ne faut pas oublier que Tsahal est essentiellement une armée de conscription qui n’envisagera jamais de déployer des forces stratégiques à l’étranger alors qu’à tout moment elle risque un conflit avec l’Iran ou encore le Hezbollah libanais. Les Israéliens iront au Maroc pour protéger leurs intérêts dans le détroit de Gibraltar, et c’est dans ce sens qu’il faudrait analyser leur intention de fabriquer des drones bon marché dont ils sont un important exportateur".
"L’armée algérienne dispose d’une importante force de frappe maritime et sous-marine dans le bassin méditerranéen en plus d’une capacité balistique à même de lui permettre de défendre ses intérêts", conclut-il.
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