Exercices navals algéro-russes: "Nous entrons dans un monde tripolaire"

Dans un entretien à Sputnik, le Dr Soufi analyse les informations sur l’irritation américaine suite aux manœuvres navales algéro-russes en Méditerranée. Pour lui, la géopolitique mondiale est en train de connaître un bouleversement total, passant à "un monde tripolaire". Il évoque également les enjeux énergétiques.
Sputnik
Entre le 12 et le 20 novembre, les armées russe et algérienne ont effectué des exercices navals en Méditerranée. Entrant dans le cadre de la coopération militaire ordinaire entre les armées des deux pays, ces manœuvres ne seraient pas vues d’un bon œil par les États-Unis.
Trois navires de la flotte russe de la mer Noire ont participé à ces exercices: la frégate classe Amiral Grigorovitch, le patrouilleur Dmitry Rogachev et le bateau de sauvetage SB-742.
Selon un communiqué diffusé le lendemain par le ministère algérien de la Défense nationale, la flotte devait participer à "un exercice naval interarmées avec des navires de la marine algérienne", entrant "dans le cadre de la concrétisation de la coopération militaire algéro-russe au titre de l’exercice 2021".
À en croire le communiqué de la Défense algérienne, en quoi ces exercices routiniers peuvent-ils susciter les inquiétudes des États-Unis? Y a-t-il des enjeux inavoués de lutte d’influence? L’Europe est-elle le ventre mou de cette lutte? Est-il question de l’approvisionnement en gaz de l’Europe?
Pour répondre à ces questions, Sputnik a sollicité le Dr Abdelkader Soufi, enseignant-chercheur en géopolitique et politiques de Défense. Selon lui, "pour mieux cerner le message envoyé par ces exercices navals qui auraient suscité l’irritation des Américains, il faut les replacer dans le contexte géopolitique et géostratégique, régional et global, en mettant en perspectives plusieurs évènements qui se sont déroulés ces dernières semaines".

"L’avènement d’un monde tripolaire"

"Après plusieurs décennies de domination unipolaire américaine, nous assistons désormais à l’avènement d’un monde tripolaire dirigé par trois grandes puissances: les États-Unis, la Chine et la Russie", affirme le Dr Soufi, rappelant que cette "affirmation vient du général Mark Alexander Milley, le chef de l’état-major des Armées des États-Unis".
En effet, début novembre, s'exprimant au forum sur la sécurité internationale organisé par l’Aspen Institute, un cercle de réflexion très influent aux États-Unis, "le général Milley a reconnu que le "nouveau siècle américain" était terminé, annonçant ainsi un changement stratégique majeur dans le monde: +Nous entrons dans un monde tripolaire avec les États-Unis, la Russie et la Chine, toutes étant de grandes puissances. Ainsi, en la présence de trois puissances, contre deux [comme lors de la guerre froide entre les États-Unis et l’Union soviétique, ndlr], nous avons un monde d’une plus grande complexité+", détaille l’expert.
Dans ce contexte, il fait remarquer que "les exercices algéro-russes ont eu lieu moins de deux semaines après l’irruption de deux navires de guerre américains en mer Noire: celui de commandement Mount Whitney de la sixième flotte, précédé de quelques jours par le destroyer lance-missiles USS Porter. Le but annoncé était la participation à des exercices organisés par l’Otan, sans en préciser la nature. En marge du sommet du G20 à Rome, la Russie, par la voix de son ministre des Affaires étrangères, avait vivement réagi à l’irruption de ces deux navires surveillés de très près par sa marine. Ainsi, la participation de trois navires russes de la flotte de la mer Noire aux exercices avec la marine algérienne serait une réplique à la provocation de l’alliance américano-atlantiste qui a longtemps considéré la Méditerranée comme sa chasse gardée".

Quid des enjeux géostratégiques?

Lors du sommet de l’Otan en juin 2021 à Bruxelles, la Chine, la Russie et leur alliance ont été désignées comme le danger qui menace les intérêts occidentaux, les États-Unis en tête, partout dans le monde, dont au Sahel et en Afrique de l’Ouest.
"En 1904, dans son article +Le pivot géographique de l’histoire+, le géographe britannique Halford Mackinder, considéré comme le père fondateur de la géopolitique, définissait l’Eurasie comme le +cœur+ du monde (Heartland) et des îles (les grandes îles des Amériques et de l'Australie et les petites îles du Royaume-Uni et du Japon)", expose le Dr Soufi, soulignant qu’en "1919, dans le contexte de l’émergence d’une plus grande puissance maritime européenne, Mackinder a énoncé sa célèbre théorie. Selon lui, +qui contrôle l'Europe de l'est contrôle le Heartland. Qui contrôle le Heartland contrôle les îles. Qui contrôle les îles contrôle le monde+".
Dans le même sens, il précise que pour "Mackinder, si l’Allemagne arrivait à s’allier avec les pays de l’Europe de l’Est, elle pourrait asseoir sa domination sur le monde entier. Dans son livre +Le Grand Échiquier+, Zbigniew Brzezinski, conseiller pour la sécurité nationale du Président américain Jimmy Carter (1977-1981), également directeur exécutif de la Commission trilatérale, s’est largement inspiré de la théorie de Mackinder. Il avait averti que le plus grand danger pour la primauté continue des États-Unis serait une alliance russo-chinoise".
D’après Abdelkader Soufi, "l’actuelle politique étrangère américaine est un mix des théories de Mackinder et de Brzezinski, visant à la fois la Chine, la Russie, l’Allemagne et l’Europe tout entière".

Une géopolitique au parfum de gaz

Dans le contexte de la crise migratoire à la frontière entre la Biélorussie et la Pologne, outre les accusations d’invasion de l’Ukraine par la Russie catégoriquement réfutées par les autorités russes, "le Premier ministre britannique Boris Johnson a mis en garde l'Allemagne, la France, l'Italie et d'autres gouvernements européens face à toute envie de favoriser leur partenariat gazier avec la Russie au détriment de la défense de l’Ukraine ainsi que de la paix et de la stabilité en Europe. Il a également vanté le travail des troupes britanniques déployées en Pologne pour aider le pays à construire des barrières de barbelés pour arrêter le flux de réfugiés en provenance de la Biélorussie dans le but de +défendre l’Europe+", poursuit le spécialiste.
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Et d’ajouter que dans le sillage de cette nouvelle escalade, "l’Allemagne a suspendu la certification du gazoduc Nord Stream II, une décision qu’elle va chèrement payer, ainsi que tous les autres pays européens dépendant du gaz russe à quelques semaines d’un hiver qui s’annonce, selon des climatologues, brutal. Ceci alors qu’il n’y a pas suffisamment de GNL ou de pétrole pouvant venir d'ailleurs pour approvisionner l'Union européenne cet hiver. Une grande partie de leur économie sera forcée de fermer. L'Allemagne n'a aucune marge de manœuvre pour dicter ses conditions à la Russie à qui le consortium européen, partenaire de Gazprom dans ce projet, devra payer des amendes pouvant dépasser les 200 milliards d’euros. Ce que la Russie ne vendra pas à l'Europe du Nord, elle le vendra à l'Europe de l'Est et du Sud via Turk Stream, mais surtout aux pays asiatiques, la Chine en tête".

Quel rôle pour l’Algérie?

Enfin, le Dr Soufi estime que "l’Algérie qui fournit du gaz à l’Espagne, au Portugal, à l’Italie et à la France n’a pas les capacités de combler le déficit d’une rupture d’approvisionnement du gaz russe en Europe, ni en conventionnel ni en GNL, alors qu’elle vient de refuser de renouveler avec le Maroc le contrat concernant le gazoduc GME (Gaz Maghreb Europe) qui la reliait à l’Espagne via le royaume chérifien. Dix milliards de mètres cubes transitaient chaque année via ce gazoduc pour alimenter l’Espagne et le Portugal. L’Algérie pourrait jouer un rôle important dans l’approvisionnement de l’Europe quand le gazoduc la reliant au Nigéria via le Niger sera fonctionnel, mais ceci nécessite encore plusieurs années".
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Étant donné que l’Algérie est un allié stratégique de la Russie, les deux pays – bien que concurrents sur le marché gazier européen – "ne manqueront certainement pas de coordonner leurs positions pour maintenir les prix à des niveaux leur permettant de défendre leurs intérêts communs. Ils pourraient même envisager de relancer l'idée d'une OPEP du Gaz. Ceci dans le contexte où la Russie est sur la voie de conclure un accord militaire avec le Mali après celui qu’elle a passé avec le Nigéria", ponctue-t-il.
Ainsi, Abdelkader Soufi juge que "dans le contexte du retrait militaire français du Mali après la fin de l’opération Barkhane, une coopération entre l’Algérie, qui a fermé son espace aérien aux avions militaires français, la Russie et les pays du Sahel dans la lutte antiterroriste est très mal vue par les États-Unis, la France et d’autres pays européens qui ne veulent pas que le vide soit comblé par les militaires russes. C’est dans ce cadre qu’il faut lire l’annonce de la construction d’une base militaire au Maroc en collaboration avec Israël près de l’enclave espagnole de Melilla. Les Américains ne pensent pas aux intérêts des Européens, mais ne veulent pas également que la Russie et la Chine soient les grands gagnants de leur politique en Afrique", conclut-il.
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