Dans l’ombre de la crise diplomatique entre Paris, Berlin et Moscou, l’Ukraine tentée par la guerre?

Alors qu’une crise diplomatique se profile entre l’Occident et la Russie, l’Ukraine, au bord de l’effondrement économique, pourrait-elle être tentée par une aventure militaire dans le Donbass? Une telle option est possible, selon André Filler.
Sputnik

"Les déclarations franco-allemandes me paraissent être aujourd’hui des tentatives maladroites de dissimuler leur passivité coupable d’avoir laissé la situation se dégrader au fil des ans."

André Filler, directeur du Département d’études slaves et responsable du master Espace russe et postsoviétique à l’Institut français de géopolitique (IFG) de l’université Paris VIII.
La situation dont parle André Filler est celle de l’Ukraine, où les combats ont repris dans l’Est du pays dans l’indifférence affichée des médias et chancelleries occidentales. Une crise qui oppose plus que jamais Russes et Occidentaux. Pourtant associés à son règlement dans le "Format Normandie", Paris et Berlin ont accusé Moscou de ne pas vouloir avancer dans le dossier ukrainien. La diplomatie russe a dénoncé une déformation de ses positions et a décidé de publier sa correspondance diplomatique avec les capitales occidentales, ce qui a provoqué un séisme diplomatique.
Au rebours des accusations occidentales, ces échanges diplomatiques montrent que Paris et Berlin ne sont pas enclins à pousser Kiev à respecter les accords de Minsk 2, qui doivent régler la crise en Ukraine. Selon ces échanges, les ministres français et allemand des Affaires étrangères ont notamment fait savoir que Paris, Kiev et Berlin ne soutiendraient pas l’établissement d’un dialogue direct entre Kiev, Donetsk et Lougansk, les capitales des provinces russophones du Donbass, à l’Est du pays.

Échec des accords de Minsk, la France fautive?

"Votre déclaration sur le rejet du dialogue direct entre Kiev, Donetsk et Lougansk discrédite l’écriture collaborative des dirigeants allemands et français sur le document du 12 février 2015 [les accords de Minsk, ndlr]", lit-on dans une lettre de Sergeï Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères. En somme, la France et l’Allemagne sont aux yeux de Moscou coresponsables de cet échec des accords de paix. Une analyse que partage André Filler:

"Paris davantage que Berlin joue un jeu de funambule qui trahit une impuissance en tant qu’arbitre dans ce conflit", estime-t-il.

L’universitaire souligne un "en même temps" macronien sur l’Ukraine, à savoir une "rhétorique pro-ukrainienne, au-delà de ce que prévoyait les accords de Minsk au départ", couplé à une absence d’action. Pour le spécialiste du monde russe et postsoviétique, rien ne changera tant qu’un nouvel exécutif tricolore n’aura pas décidé de "remettre les choses à plat".

"La France et l’Allemagne, mais surtout la France, n’ont pas fait ce sur quoi elles s’étaient engagées lors de la signature des accords de Minsk, c’est-à-dire de servir de médiateurs, notamment en faisant pression sur l’Ukraine pour trouver des solutions. On se rend compte aujourd’hui que les diplomaties européennes, notamment de la France, n’ont pas œuvré en ce sens."

Pour autant, ce regain de tension globale entre les chancelleries occidentales et la Russie ne profiterait pas uniquement à un exécutif ukrainien au bilan économique catastrophique. "La France et l’Allemagne, les deux puissances motrices des accords de Minsk, entrent dans des périodes électorales. Ce genre de conflits, généralement, renforce grandement le pouvoir en place. Or, ceux-ci sont minés par la crise sanitaire", développe André Filler.
Pour le professeur de géopolitique, l’importance du dossier ukrainien pour l’exécutif russe ne doit pas non plus être sous-estimée. Il évoque ainsi les propos de Dimitri Medvedev dans une interview à Kommersant début octobre. L’ancien Président et Premier ministre russe avait qualifié l’Ukraine d’"État vassal […] sous contrôle étranger". "Nous ne permettrons jamais que nos territoires historiques et les peuples proches de nous soient utilisés contre la Russie", avait quant à lui mis en garde Vladimir Poutine dans un long article disponible en Anglais.

Kiev déchire les accords de paix

Autant dire que les accords de Minsk, signés en 2015 afin de parvenir à une issue pacifique au conflit dans l’Est de l’Ukraine, semblent bien loin. D’ailleurs, les autorités ukrainiennes ne cachent plus leur intention de les déchirer, lentement mais sûrement. Un "accord politique, pas un acte juridique", explique en Français le site de l’Ukraine Crisis Media Center (UCMC), qui reprend les propos du vice-Premier ministre pour la réintégration des territoires temporairement occupés de l’Ukraine. Pour cette ONG progouvernementale ukrainienne financée par l’agence gouvernementale américaine USAID, ce protocole de paix est nul et non avenu. Affirmer qu’il serait contraignant du fait de sa validation par une résolution du Conseil de sécurité de l’Onu tiendrait de la "désinformation", de la "propagande russe", selon l’organisme ukrainien.
En pratique, au mois d’août, le gouvernement ukrainien a déposé à la Rada, le Parlement du pays, un projet de loi qui prend le contrepied des accords de Minsk. Il prévoit notamment l’interdiction d’accorder toute amnistie à ceux qui ont pris les armes contre l’armée ukrainienne dans le Donbass. Vladimir Poutine lui-même a mis en garde contre ce projet de loi qui, s’il était adopté, représenterait à ses yeux une sortie de facto de l’Ukraine des accords de Minsk.
Ceux-ci sont-ils donc morts et enterrés faute d’avoir une quelconque valeur aux yeux de Kiev? "Totalement", confirme André Filler, qui revient notamment sur le refus catégorique des autorités ukrainiennes d’aller vers la confédération que prévoient les accords. Car cela octroierait un poids politique à des régions opposées à toute intégration de l’Ukraine dans l’Otan et l’Union européenne. "Tant que l’Ukraine fermera les yeux sur ce point-là, ce qu’elle fait de manière tout à fait volontaire, aucune solution n’émergera des accords de Minsk."

"Volonté belliqueuse de l’Ukraine"

Si les titres et déclarations alarmistes sur des "manœuvres inhabituelles" des Russes à la "frontière ukrainienne" découlent à ses yeux d’une "lecture facile de la part des observateurs", dans la mesure où ces moyens militaires sont à 260 kilomètres au nord de la frontière de l’Ukraine, cet emplacement n’aurait pour autant "pas été choisi au hasard" par Moscou:

"Cela fait surement partie de la stratégie russe de placer ses forces de telle sorte qu’elles soient perçues comme une menace vis-à-vis de l’Ukraine et en même temps à une distance de sécurité suffisamment confortable pour ne pas être accusées de provoquer."

Selon les chiffres des autorités ukrainiennes, qui ont démenti le 1er novembre les affirmations du porte-parole du Pentagone selon lesquelles il y aurait des mouvements russes "inhabituels", il y aurait 90.000 soldats russes aux frontières du pays. Chiffre revu à la hausse quelques jours plus tard par le Président ukrainien. Un contingent "relativement important, on ne peut pas le nier", analyse André Filler, qui rappelle en parallèle l’augmentation de la présence des forces de l’Otan à la frontière occidentale de la Russie.

Montée des tensions aux frontières

Bref, pour André Filler, "ce jeu d’ombres" que constitue la surenchère verbale sur une multitude de dossiers à la frontière des espaces européens et russes "arrange tout le monde". En effet, l’Occident procède à un tir de barrage contre la Russie, accusé pêle-mêle de "mettre en péril" l’ISS, "d’instrumentaliser" ses livraisons de gaz ou de "parrainer" la crise migratoire à la frontière polonaise. Toutefois, notre intervenant n’"exclut pas" que les dirigeants ukrainiens puissent garder l’option militaire "dans leur manche si leur bilan s’avère réellement catastrophique et il l’est… c’est incontestable".

"On ne peut pas exclure totalement la volonté belliqueuse de l’Ukraine. Le seul domaine où l’Administration Zelensky a fait preuve d’une véritable amélioration, c’est le domaine militaire. L’Ukraine, aujourd’hui, est un État infiniment plus à même de soutenir un conflit régional qu’en 2014."

Pour autant, une telle initiative de l’Ukraine pourrait bien constituer le faux pas de trop, car il est peu probable que ce perfectionnement de l’arsenal ukrainien permettrait d’endiguer une riposte russe. Une chose est cependant sûre aux yeux d’André Filler: les dirigeants ukrainiens auraient tort de s’attendre à être épaulés sur le terrain par les Occidentaux si, d’aventure, ils optaient pour la guerre.
Seul pays à avoir actuellement pris des mesures: la Grande-Bretagne, qui a mis en état d’alerte la 16e Air Assault Brigade. 600 hommes de l’armée de Sa Majesté, qui comme le tempère le Washington Examiner, sont par essence constamment sur le pied de guerre. Bref, rien de nouveau sous le soleil. "Il paraît totalement improbable que les puissances européennes puissent se permettre un affrontement frontal avec la Russie, surtout à l’approche de l’hiver. Je ne crois pas qu’une telle imprudence puisse être commise", balaie notre intervenant.

"En cas d’escalade, je suis persuadé que ces soutiens, otaniens ou non, comme en Géorgie en 2008, se feront infiniment plus discrets que ce qui est annoncé par les représentants de certaines chancelleries", conclut-il.

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