Mercredi 20 octobre était publiée l’enquête Harris Interactive pour Challenges sur les intentions de vote pour l’élection présidentielle 2022. Le panel de 2.500 personnes a aussi été interrogé sur sa réaction face à la notion de "grand remplacement", définie comme telle: "les populations européennes, blanches et chrétiennes sont menacées d’extinction suite à l’immigration musulmane, provenant du Maghreb et d’Afrique noire".
D’après ce sondage, 61% des Français pensent que ce phénomène "va se produire en France", dont 27% en sont "certains". Ce phénomène inquiète par ailleurs 67% des répondants, dont 38% "fortement", sans grande différence d’opinion selon le sexe, l’âge, ou la catégorie de population. De tels résultats font le bonheur d’Éric Zemmour, quasi candidat à la présidentielle, qui en profite pour affirmer que "les idées [qu’il] porte sont désormais centrales dans la société française".
Cette théorie est pourtant souvent rapportée par les médias comme complotiste, raciste et attribuée à l’extrême droite. Sur ce dernier point, c’est en effet selon les penchants politiques que les avis divergent sur la question: ils sont 92% de sympathisants du Rassemblement national (RN) à croire en la possibilité d’un "grand remplacement", contre seulement 30% chez ceux d’Europe-Écologie-Les Verts et 44% chez les Insoumis et les socialistes.
Sujet brûlant
Ce thème avait déjà fait couler beaucoup d’encre, notamment en raison des cartes de France Stratégie. Celles-ci affichaient notamment des taux de plus de 70% de 0-18 ans nés de parents immigrés extra-européens dans la majorité des communes de Seine-Saint-Denis, entre 40 et 50% dans certains arrondissements de Paris intra-muros, et de plus de 20% dans des villes comme Rennes et Limoges.
"Malgré ses limites, l’analyse à laquelle nous venons de nous livrer démontre que les effets cumulés de l’immigration et des différentiels de fécondité ont d’ores et déjà modifié significativement la population française dans les grandes et moyennes agglomérations – et qu’ils continuent de le faire", concluait Causeur au mois d’août, arguant que seule une "volonté politique contraire" pourrait contrer ce "basculement". Pour son édition de septembre, le magazine faisait d’ailleurs polémique avec sa couverture de bébés de différentes couleurs de peau accompagnés du titre "Souriez, vous êtes grand-remplacés!".
Théorisé depuis les années 2010 par l’écrivain Renaud Camus, le concept du "grand remplacement" est jugé dangereux, car il a déjà été utilisé pour justifier un massacre, comme le rappelle régulièrement la gauche. En effet, en mars 2019, un certain Brenton Tarrant attaquait deux mosquées de la ville de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, faisant 51 morts et 49 blessés. Il avait mis en ligne un manifeste intitulé "The Great Replacement" directement inspiré des propos de Camus. La théorie continue d’être malgré tout abordée en politique, et désormais acquise à une majorité de Français.
Que disent les démographes?
Ces deux tiers de la population ont-ils raison de s’inquiéter du "grand remplacement"? Le phénomène est étudié depuis des années par les démographes, qui appellent à la prudence en ce qui concerne ces prédictions. Ces dernières se basent sur le principe qu’une femme immigrée fait en moyenne 2,7 enfants, tandis qu’une native française n’en fait que 1,9, selon l’Insee. Ainsi, la théorie veut qu’en prolongeant ces courbes, tout en y ajoutant les vagues d'immigration, la population d’origine étrangère finisse par submerger la population "de souche" et impose sa culture et sa religion, que ce soit en France ou en Europe.
"On ne peut pas partir du constat d’une évolution pour dire que celle-ci va se prolonger de façon linéaire et, surtout, on ne peut pas faire de prévisions sur 25, 30 ou 50 ans. Elles ne sont pas scientifiquement cohérentes; il y a trop d’incertitudes pour pouvoir penser qu’une évolution sera linéaire", expliquait en septembre à Sputnik le spécialiste des migrations Jean-Paul Gourévitch.
Qu’est-ce qu’un Français?
Des démographes contestent également les définitions à accorder aux populations, tant celles-ci sont déjà les résultats de nombreux "mélanges".
"Doit-on écarter l’immigration de travail remontant à la fin du XIXe siècle, avec l’arrivée de nombreux Italiens, Belges, Suisses et Allemands, qui ne se sont pas tous mariés entre eux et qui ont eu des enfants? Ou encore les migrations venues d’Europe du Sud et d’Afrique depuis le début du XXe siècle, sans oublier les naturalisés et les réfugiés?", interroge dans Le Monde Pascale Breuil, chef d’unité des études démographiques et sociales de l’Insee.
"La cible devient les non-Blancs", accuse dans le même quotidien François Héran, directeur de recherche à l’Institut national d’études démographiques (INED), rappelant que l’immigration "n’est pas entièrement extra-européenne".
"Les arguments culturels et religieux ont remplacé les arguments biologiques, mais le discours du déclin national par leur faute demeure", abonde l’historien de l’immigration Gérard Noiriel.
Toujours dans Le Monde, le sociodémographe Patrick Simon alerte de son côté sur l’instrumentalisation de cette théorie en politique. "En associant immigrés et “remplacement”, on désigne les Français de l’immigration comme des envahisseurs. Cela fait que, partout où ils vivent, même quand ils sont minoritaires, on en fait un danger potentiel. C’est la responsabilité des hommes politiques de dire qu’ils sont Français, et de leur permettre de s’intégrer".