Jusqu’où ira le jeu d’échecs entre l’ancien Président Yahya Jammeh et son successeur Adama Barrow? Vendredi 15 octobre, le pacte politique qui liait leurs destins a volé en éclats, victime du revirement spectaculaire de l’ex tout puissant chef d’État. C’est à partir de son refuge de Malabo (Guinée Équatoriale) où il vit en exil depuis janvier 2017 que Jammeh a jeté un pavé dans la mare de ses partisans rassemblés dans son fief de Kanilaï en réfutant avoir jamais signé un accord politique avec Barrow. En sous-main, il accuse son lieutenant Fabakary Tombong Jatta, à la tête de son parti dénommé Alliance patriotique pour la réorientation et la construction (APRC), d’avoir manigancé à son insu une alliance politique avec le Parti national populaire (NPP) du Président en exercice en vue de la présidentielle du 4 décembre. Une thèse rejetée par un observateur de la vie politique gambienne contacté par Sputnik.
"En réalité, Yahya Jammeh a bel et bien été dans un processus d’accord politique avec son successeur dont il espérait tirer profit en revenant en Gambie sans crainte d’être arrêté pour y être jugé ou même livré à la Cour pénale internationale (CPI). Mais à un moment, il a senti que Barrow, au vu de sa faiblesse politique, n’était pas en capacité de lui garantir ce type d’impunité face à la vigilance active des organisations de droits humains comme Amnesty International et de pays comme le Sénégal. Il ne voulait plus signer et parrainer un deal qui aurait davantage profité à ses proches restés en Gambie qu’à lui-même", analyse notre interlocuteur qui a souhaité conserver l’anonymat.
Selon l’Agence de presse africaine (APA News), les deux partis politiques ont effectivement signé un protocole d’accord dont l’un des termes veut "une fin rapide et réussie du calendrier de transition 201-2021 que de nombreux Gambiens ont fini par considérer comme un échec aux conséquences dévastatrices pour les espoirs et les aspirations déçus des électeurs".
Le point central de cet accord entrevu et désormais abandonné était la réhabilitation politique de Yahya Jammeh. En contrepartie, ce dernier aurait béni une alliance électorale NPC-APRC capable de faire gagner Adama Barrow à la présidentielle du 4 décembre. La remise avortée des conclusions de la "Commission vérité, réconciliation et réparations" au chef de l’État a ainsi été considérée comme une manœuvre directe du Président gambien destinée à rassurer son prédécesseur visé par des menaces de procès judiciaires.
"C’est là un des enjeux majeurs du Rapport aux yeux des victimes et beaucoup de Gambiens: que les hommes politiques s’engagent pour sa mise en œuvre judiciaire effective, globale et sans parti pris, notamment en ce qui concerne l’ex-Président Yahya Jammeh. D’où l’intérêt que le document soit pris en charge (par les candidats déclarés) avant l’élection présidentielle pour éviter que des auteurs présumés de crimes, d’atrocités, puissent revenir au pouvoir en passant par des alliances opportunistes", analyse pour Sputnik Fatou Jagne Senghor, la directrice régionale de l’ONG Article 19.
La Commission Vérité, réconciliation et réparations, après de longues enquêtes sur les violations présumées de droits de l’homme perpétrées au cours des vingt-trois années de règne de Jammeh, devait rendre son rapport depuis le 30 juin dernier après la fin des auditions publiques. Renvoyée au 30 septembre, la remise du document au Président Barrow n’a pu avoir lieu alors qu’une cérémonie solennelle était prévue. Aujourd’hui, c’est le silence total et aucune date n’a été avancée à ce jour, un acte qui relève plus des services de la présidence gambienne que des membres de la Commission. Un jeu de cache-cache que dissèque Fatou Jagne Senghor.
"Les recommandations pourraient concerner des partisans de Jammeh qui ont commis de graves violations de droits humains et hypothéquer ainsi leur avenir politique. Si les manœuvres politiques entre Barrow et le parti de Jammeh réussissent en fin de compte, et si le chef de l’État sortant est réélu, il serait difficile de poursuivre certains dignitaires. Ce scénario serait porteur de crises et d’insécurité dans tout le pays", s’alarme la directrice d’Article 19.
Vainqueur de la présidentielle de décembre 2016, Adama Barrow, alors illustre inconnu du plus illustre parti d’opposition, avait été choisi pour porter les couleurs d’une large coalition d’opposants décidée à déloger Yahya Jammeh. Un soutien conditionné à l’exercice d’un mandat unique qui serait suivi d’une refonte du système politique et du mode d’élection présidentielle en vigueur depuis plusieurs décennies. Mais une fois élu, Barrow a non seulement créé son parti politique, mais aussi décidé de briguer un deuxième mandat. Dans cette quête effrénée de pouvoir, il a fait capoter les réformes institutionnelles visant à instaurer un scrutin à deux tours et une limitation des mandats présidentiels à deux.
"S’il a fait foirer la transition gambienne, rien ne dit que Barrow ne réussira pas son pari d’obtenir un nouveau mandat de quatre ans, et même plus, s’il sort vainqueur du scrutin de décembre. Même s’il n’a pas de vraie base politique et qu’il a de la peine à élargir son espace politique, il pourra peut-être compter sur l’aile de l’APRC qui projette de défier Jammeh et dont les chefs ont grande envie de revenir au pouvoir et aux affaires", indique l’observateur cité plus haut.
La veillée d’armes pour la présidentielle a débuté, les négociations entre acteurs politiques de toutes tendances vont s’intensifier, sous l’œil vigilant des organisations gambiennes et internationales de défense des droits de l’homme qui n’entendent pas laisser du répit à Yahya Jammeh. Des observateurs estiment qu'une bonne partie des Gambiens en âge de voter n’auraient pas encore fait leur choix. Une incertitude qui laisse le jeu politique ouvert et peut-être, selon la source de Sputnik, "une chance aux partisans d’une troisième voie animée par des hommes neufs" pour donner une image neuve de la Gambie.