"C’est une véritable humiliation pour la Turquie que d’être alliée à l’Occident, qui finance et arme le YPG", explique Bayram Balci, chercheur au CNRS, enseignant à Sciences Po et spécialiste de la Turquie.
Humiliée, la Turquie tape du poing sur la table.
Après la mort de deux policiers turcs dans le nord de la Syrie, Ankara ne compte pas laisser cette attaque impunie. Très remonté, Mevlut Cavusoglu, le chef de la diplomatie turque, a déclaré le 13 octobre que la Turquie "ferait ce qui est nécessaire pour sa sécurité". La veille, le Président Erdogan avait accusé le YPG kurde (Unités de protection du peuple), branche militaire du PYD (parti de l’union démocratique), d’être responsable de cet attentat, martelant qu’il était "la goutte d’eau finale".
Présente dans le nord de la Syrie, l’armée turque est confrontée à une recrudescence d’attaques contre ses troupes. Entre les tirs de mortiers, de missiles et les guet-apens, Ankara peine à sanctuariser ses acquis territoriaux. Le 11 octobre, un attentat à la voiture piégée a fait quatre morts et plusieurs blessés.
De quoi rendre la Turquie nerveuse. Ankara s’en est même violemment pris à Washington et à Moscou. "Les deux pays [les États-Unis et la Russie, ndlr] ont déclaré que ces terroristes seraient emmenés à 30 km [de la frontière ndlr]. Les États-Unis et la Russie sont responsables des récents attentats. Ils n’ont pas tenu leurs promesses et ces terroristes sont toujours là", a affirmé le ministre turc des Affaires étrangères.
Ankara s’en prend à Washington et Moscou
Malgré le message de condoléances des Américains, la pilule ne passe pas. "Vous leur fournissez des armes et faites ensuite une déclaration pour le spectacle seulement. Le manque de sincérité est évident là-bas", a rétorqué à Washington Mevlut Cavusoglu.
"Les Américains se servent de la question kurde pour rester en Syrie. Ce soutien a renforcé les velléités autonomistes des Kurdes syriens et a donc donné un second souffle aux Kurdes de Turquie. Il faut savoir que le PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan ndlr] est un parti terroriste selon Washington et il contrôle le YPG syrien", souligne Bayram Balci au micro de Sputnik.
Et malheureusement pour Ankara, ce soutien n’est pas près de s’estomper. L’Administration Biden a nommé d’ardents défenseurs de la cause kurde, à l’instar du coordinateur pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord au Conseil de sécurité nationale, Brett Mc Gurk, ou de la directrice pour la Syrie et l’Irak à ce même Conseil de sécurité nationale, Zehra Bell.
Au lendemain du départ chaotique des troupes américaines d’Afghanistan, un vent de panique s’est emparé des dirigeants kurdes. Mais Washington s’est voulu rassurant. Les 900 soldats américains présents sur place ne quitteront pas le territoire. "Ils [les Américains ndlr] ont promis de faire tout ce qu’il faut pour détruire l’État islamique et de travailler à la construction d’infrastructures dans le nord-est de la Syrie", a déclaré le 7 octobre Ilham Ahmed, président du comité exécutif du Conseil démocratique syrien.
Ankara arrête les guerres
Malgré les postures martiales des dirigeants turcs, l’hypothèse d’une intervention militaire turque pour annihiler la menace kurde semble peu probable. Pour le chercheur au CNRS, ceci s’expliquerait en partie pour des raisons géopolitiques.
"À un moment, il y avait une volonté d’incursion militaire de la Turquie pour mater définitivement le mouvement kurde en Syrie. Mais il y a une phase de décrispation aujourd’hui, les guerres d’Erdogan ont été coûteuses pour l’économie turque et la Turquie a été isolée sur le plan régional. On le voit aujourd’hui, le gouvernement turc cherche à recoller les pots cassés avec l’Égypte, avec l’Arabie et même avec l’Arménie", souligne-t-il au micro de Sputnik.
Donc pas de quatrième intervention prévue pour Ankara. Depuis 2016, la Turquie a en effet lancé trois opérations militaires en Syrie. La première, intitulée "Bouclier de l’Euphrate", en août 2016, visait à déloger les forces kurdes à la frontière, la seconde, "Rameau d’Olivier", en janvier 2018, a permis aux forces turques de s’implanter militairement en Syrie en prenant la zone stratégique d’Afrine en mars 2018. La troisième opération, intitulée "Source de paix", était le prolongement de la seconde.
L’eau: arme fatale d’Ankara contre les Kurdes
Mais la Turquie a d’autres cordes à son arc pour saper l’influence des Kurdes dans le Nord-est syrien. Ankara disposerait d’une arme fatale: l’eau. Le gouvernement turc a réduit le débit de l’Euphrate, passant de 500 m3 par seconde à moins de 200 m3 par seconde. Résultat: les populations kurdes craignent de ne plus avoir d’eau et d’électricité.
"Ces derniers mois, la Turquie a grandement limité le flux du fleuve. Jamais le niveau de l’Euphrate n’a été aussi bas. Les barrages hydroélectriques de Tabqa, Tishrine et Firat, dans le nord et l’est de la Syrie, qui produisent de l’électricité pour toute la région, ne fonctionnent qu’alternativement, avec une seule turbine. La production agricole est sérieusement menacée", alertait le Rojava Information Center le mois dernier. Disposant de plus de 635 barrages à l’intérieur de ses frontières, Ankara peut fermer ou ouvrir les robinets à volonté.
Pour régler cette problématique kurde, le chercheur du CNRS ne voit qu’une seule solution.
"La question kurde syrienne est indissociable de la question kurde turque, les liens sont anciens et matrimoniaux. Aujourd’hui, il faut un réajustement de la politique kurde avec les voisins. Il ne peut pas y avoir de projet viable sans coopération avec la Turquie. Et demain, le jour où les Américains partiront, le principe d’autonomie sera plus que caduc, surtout que la Syrie compte bien récupérer un jour ce territoire", conclut Bayram Balci.
L’avenir des Kurdes syriens, pris en étau entre les promesses de Washington, les menaces d’Ankara et la volonté de Damas de recouvrer son intégrité territoriale de Damas, semble donc plus que jamais incertain.