Quels sont les dessous de la nouvelle crise diplomatique entre Alger et Paris?
Dans un entretien à Sputnik, Soulaimane Cheikh Hamdi, expert en sécurité, analyse les dessous de la nouvelle crise diplomatique entre la France et l’Algérie, suite aux propos de Macron, jugés offensants par les autorités algériennes. En plus des considérations électoralistes, il évoque également les enjeux sécuritaires et géostratégiques.
SputnikLes déclarations du 30 septembre d’Emmanuel Macron et rapportées le 2 octobre par le journal Le Monde, évoquant le système politique algérien et la colonisation de l’Algérie par la France (1830-1962), ont déclenché une nouvelle crise diplomatique entre les deux pays. En effet, le ministère algérien des Affaires étrangères a annoncé, le jour-même de la diffusion des propos du Président français, le rappel immédiat pour "consultations" de l’ambassadeur d’Algérie à Paris, Mohamed Antar-Daoud, et la fermeture de l’espace aérien du pays aux avions militaires français de l’opération Barkhane au Mali, espace qu’ils étaient autorisés à survoler depuis 2013. Le dimanche 10 octobre, lors d’un entretien télévisé, le Président Abdelmadjid Tebboune avait conditionné le retour de son ambassadeur à Paris au "respect total de l’État algérien et de l’Algérie", soulignant que "la France doit oublier que l’Algérie était une colonie".
Qu’a dit le Président français? Lors de son intervention à l’Élysée devant 18 jeunes issus de familles ayant intimement vécu la guerre d’Algérie (1954-1962), Macron avait dénoncé une "histoire officielle […] totalement réécrit[e] qui ne s’appuie pas sur des vérités"mais sur "un discours qui, il faut bien le dire, repose sur une haine de la France". Et d’ajouter que "la nation algérienne post-1962 s’est construite sur une rente mémorielle et qui dit: +Tout le problème, c’est la France+". Dans le même sens, il a indiqué qu’"il y avait de précédentes colonisations. Moi, je suis fasciné de voir la capacité qu’a la Turquie à faire totalement oublier le rôle qu’elle a joué en Algérie et la domination qu’elle a exercée". Enfin, le chef de l’État français a précisé qu’il "ne parl[ait] pas de la société algérienne dans ses profondeurs mais du système politico-militaire qui s’est construit sur cette rente mémorielle. J’ai un bon dialogue avec le Président Tebboune, mais je vois qu’il est pris dans un système qui est très dur".
Cette polémique est-elle liée, comme l’affirment un bon nombre d’observateurs, à la campagne présidentielle française de mai 2022? Quels pourraient être ses véritables enjeux? La France est-elle en train de perdre pied au Sahel et en Afrique en général?
Pour éclaircir toutes ces questions, Sputnik a sollicité Soulaimane Cheikh Hamdi, expert mauritanien en sécurité internationale, spécialiste du Sahel ainsi que chercheur en géopolitique et politiques de défense. Pour lui, "outre les enjeux électoraux qui sont évidents dans cette nouvelle polémique, il n’en demeure pas moins que ce sont les questions géopolitiques, sécuritaires et géostratégiques au Maghreb, au Sahel et en Afrique qui expliqueraient le mieux cette attaque de la part du Président français, et ce pour plusieurs raisons".
"Au-delà de la campagne présidentielle"
"Il est évident qu’Emmanuel Macron cherche à puiser des voix dans l’électorat potentiel de Marine Le Pen pour laquelle votent, en général, les anciens harkis, les pieds noirs et les nostalgiques de l’Algérie française", affirme M.Hamdi, soulignant que "le contexte économique et social dans lequel intervient ce rendez-vous électoral fait craindre un vote sanction contre l’actuel chef de l’État et son gouvernement, dont le bilan est plus que maigre. Une situation difficile que la crise sanitaire du Covid-19 a compliquée davantage et à laquelle les réponses apportées par les différents candidats n’arrivent pas à satisfaire les Français. Comme durant le début du XXe siècle, lorsque la faillite et l’incompétence des classes politiques européennes face à la crise économique et sociale engendrée par la chute de la bourse en 1929 avaient ouvert la porte à l’aventurisme populiste dont on connaît les résultats entre 1939-1945".
Par ailleurs, le spécialiste estime qu’"au-delà de la campagne présidentielle, les propos d’Emmanuel Macron étaient soigneusement calculés avec toutes les conséquences prévisibles qu’ils pouvaient engendrer comme réactions de la part des autorités algériennes. Il faut rappeler à ce titre que c’est le même journaliste du Monde [Mustapha Kessous, ndlr], qui a réalisé le documentaire +Algérie mon amour+ dédié au Hirak et pour lequel l’Algérie avait rappelé son ambassadeur à Paris après sa diffusion le 26 mai 2020 par la chaîne publique France 5, qui a été invité à la rencontre de l’Élysée entre Macron et les 18 jeunes. Peut-on parler d’un hasard ou d’un geste délibéré pour faire passer des messages importants? Que pourraient-ils signifier?".
Quid des enjeux sécuritaires et géostratégiques?
Dans ce contexte, Soulaimane Cheikh Hamdi explique que "les États-Unis, qui ont entraîné leurs alliés, notamment au sein de l’Otan, dans les conflits en Afghanistan, en Irak, en Libye et en Syrie, ont quitté Kaboul, après 20 ans de guerre. Les Américains n’ont pas pris en compte les intérêts et l’engagement de leurs alliés, à l’instar de la France. L’armée américaine est également en train de se retirer du Moyen-Orient, en particulier des monarchies du Golfe, où ils ont d’importantes bases militaires notamment au Qatar et en Arabie saoudite".
Quelques semaines après, les Américains ont assené à la France, à l’Union européenne et à l’Otan un coup fatal dans la région indopacifique, "en les écartant d’une importante nouvelle alliance militaire et géostratégique tripartite entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis, appelée à l’occasion AUKUS, édifiée principalement face à la Chine et la Russie. Dans le sillage de la création de cette alliance, la France a perdu un contrat de construction de 12 sous-marins à propulsion conventionnelle (non nucléaire), d’un montant de 90 milliards de dollars australiens (55 milliards d’euros), conclu avec l’Australie en 2016. Ainsi, il est clair que la France, l’Allemagne, l’Union européenne et l’Otan ont été déclassées, d’un point de vue stratégique, par les États-Unis au rang de petites puissances régionales secondaires, sans grande importance dans leur nouvelle politique extérieure".
À cet effet, en tenant compte de ces tendances lourdes dans les relations internationales, que vont "décider les États-Unis quant à leur engagement militaire au Sahel, notamment au Niger, et en Afrique? Vont-ils lâcher la France qui compte énormément sur l’aide américaine dans le cadre de l’opération Barkhane?", s’interroge-t-il. Et de rappeler qu’à "titre d’exemple, lors de l’exécution de l’opération Eclipse en 2020, au Sahel, les Américains avaient assuré 40% des missions d’intelligence, de surveillance et de reconnaissance (ISR) et 30% de celles concernant le transport des troupes et du matériel".
Ainsi, pour l’interlocuteur de Sputnik, "au moment où l’administration Biden, qui désormais poursuit la politique de Trump concernant le retrait des forces armées et leur redéploiement en Indopacifique, n’a toujours pas précisé sa décision quant à la présence militaire américaine au Sahel et en Afrique, ce qui donne des sueurs froides aux dirigeants civils et militaires français. Ceci dans un contexte où la présence française est vigoureusement contestée par les Africains [la Françafrique et le franc CFA, ndlr], à l’instar du Mali qui vient de lancer une importante coopération militaire avec la Russie, qu’il qualifie de partenaire fiable, accusant la France de trahison, de création et d’entraînement d’un groupe terroriste à Kidal, dans le nord du pays, non loin de la frontière avec l’Algérie. Il faut le souligner: les États-Unis soutiennent toujours les accords de 2015 signés à Alger pour résoudre la crise au Mali".
En conclusion
Enfin, M.Hamdi explique que "si la France perd le soutien américain, ça serait la fin de l’opération Barkhane, voire de l’influence militaire française dans la région, dans un contexte où Paris ne peut pas tout miser sur l’armée tchadienne, au moment où l’action de Mahamat Idriss Déby Itno, le fils du Président défunt adoubé par la France, est contestée par son état-major".
Ainsi, dans cette situation, "la seule armée de la région qui pourrait venir en aide à la France, c’est l’armée algérienne, qui oppose toujours un refus catégorique à toute intervention hors de son territoire, sauf dans le cadre d’opération de paix sous l’égide de l’Onu, de l’Union africaine ou de la Ligue des États arabes. L’Algérie, le grand allié militaire et stratégique de la Russie au Maghreb, entretient également de bonnes relations avec la Turquie, l’autre adversaire de la France en Libye et dans certains pays de l’Afrique de l’ouest. En décembre, le Président Tebboune se rendra en Turquie à la tête d’une importante délégation, pour signer d’importants contrats, ce que la France, déclassée déjà par la Chine de son statut de premier partenaire commercial de l’Algérie, voit d’un mauvais œil. Le Président Tebboune avait affirmé auparavant: +Celui qui se sent agacé par le niveau de la relation algéro-turque n’a qu’à investir cinq milliards de dollars en Algérie comme la Turquie+".
"L’Algérie n’envisage pas de renouveler son contrat gazier avec le Maroc, qui arrive à expiration le 31 octobre, concernant le gazoduc la reliant à l’Espagne via ce pays, ce qui pourrait mettre les entreprises françaises, notamment automobiles, installées au royaume chérifien dans de grandes difficultés quant à leur approvisionnement en électricité. En effet, le gaz algérien, dont le Maroc dispose dans le cadre de ce contrat, est essentiellement utilisé dans les centrales thermiques de production d’électricité. Le Maroc serait obligé d’acheter du GNL plus coûteux et plus difficile à importer, vu le manque d’infrastructures nécessaires", conclut-il, soulignant que "ce n’est pas pour rien que l’armée algérienne et les Turcs ont été visés".