Traumatismes psychiques: une bombe à retardement négligée en Côte d’Ivoire

Alors que le monde vient de célébrer la Journée de la santé mentale, la perception de la maladie mentale demeure problématique en Côte d’Ivoire. Tant le malade que sa famille continuent de faire l’objet de stigmatisations dans une société où les troubles psychiatriques sont souvent diabolisés.
Sputnik
"Possédés", "fous", "toc-toc", "bête-bête": les termes ne manquent pas pour désigner les malades mentaux dans la société ivoirienne où l’emporte parfois sur la raison la tentation de cacher aux regards ceux qui sont considérés comme objet de honte, voire de déshonneur pour leurs familles.
Mais plus que l’expression d’un mépris social, ces qualificatifs péjoratifs traduisent l'appréhension qu’inspirent ces personnes que des croyances populaires présentent souvent comme "ensorcelées" ou habitées par "des entités démoniaques".

Une bombe à retardement

Des épidémies de choléra à la décennie d'instabilité (2000-2010), en passant par les affrontements intercommunautaires, autant d'événements qui ont occasionné plusieurs milliers de morts et qui ont inévitablement des conséquences sur la santé mentale des Ivoiriens, à en croire Roger Charles Joseph Delafosse, professeur honoraire de psychiatrie de l’université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan, interrogé par Sputnik.
En Côte d’Ivoire, le suicide demeure tabou malgré un taux parmi les plus élevés au monde
Selon ce psychiatre émérite, premier professeur agrégé de cette discipline médicale en Côte d’Ivoire, "nous avons généralement tendance en Côte d’Ivoire à n’accorder qu’une assistance matérielle aux victimes".
"On a toujours paré au plus pressé lors des drames nationaux, mais le suivi n’a souvent hélas pas été assuré parce que la plupart des gens ne sont pas préparés à gérer la souffrance intérieure des autres. On ne peut pourtant jamais réellement savoir combien souffrent intérieurement un individu ou des communautés", déplore ce spécialiste.
Plusieurs troubles psychiques demeurent méconnus du grand public. Et pourtant, les tragédies auxquelles ils peuvent conduire sont visibles de tous. C'est le cas du suicide, un fléau encore tabou en Côte d'Ivoire mais qui y fait des ravages.
En effet, sur la base du taux de suicide normalisé selon l'âge, il ressort d’un rapport de l’OMS publié en 2019 que la Côte d’Ivoire occupe la deuxième place en Afrique, derrière le Lesotho et devant l’Ouganda. Au regard du nombre de suicides, le pays, avec 3.446 cas par an, se trouve à la cinquième place, derrière le Nigeria (17.710), l’Afrique du Sud (6.476), la République démocratique du Congo (4.453) et l’Ouganda (4.105).

Une prise en charge délicate

Il arrive régulièrement que des familles, par peur du regard de la société, ou par manque de moyens ou même par lassitude, abandonnent leurs malades qui finissent à la rue. Certains, plus chanceux, sont confiés à des structures spécialisées, à des "hommes de Dieu" ou à des guérisseurs traditionnels.
À l’hôpital psychiatrique de Bingerville (petite ville à l’est d’Abidjan), le plus ancien des établissements publics mais aussi celui qui propose la plus large gamme de soins, une dizaine d’abandons sont enregistrés en moyenne chaque année. "Les parents abandonnent leur malade purement et simplement, du jour au lendemain", confie à Sputnik Amadou Diomandé, directeur de cette structure qui abrite actuellement 80 pensionnaires.
En règle générale, c’est la famille du malade, ou le concerné lui-même lorsque le trouble du comportement n’est pas majeur, qui décide de son itinéraire de soins. Et le plus commun, en particulier dans les zones rurales, est de passer en premier par des établissements dits non conventionnels.
Une enquête menée en 2020 par le Programme national de santé mentale (PNSM) a permis d’identifier, outre la quarantaine de structures publiques et privées spécialisées existantes, plus de 500 établissements non conventionnels qui prennent en charge des malades mentaux en Côte d’Ivoire. On compte ainsi en janvier 2021, à travers le pays, 326 camps de prière chrétiens, 127 centres gérés par des tradipraticiens, 59 centres de phytothérapie et 29 centres Roqya (exorcisme islamique).
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Leur nombre pléthorique et surtout leur aura communautaire en font des acteurs incontournables de la santé mentale en Côte d’Ivoire. Aussi le PNSM travaille-t-il à les sensibiliser et encadrer "pour que les soins y soient humanisés et en ligne avec les mesures du gouvernement".
"Certains tradipraticiens ont fait leurs preuves en se montrant capables d’aller chercher la douleur à l’intérieur du malade et la traiter. C'est pourquoi il convient qu’ils ne soient pas mis à l’écart car ils disposent de méthodes qui peuvent nous permettre, à nous psychiatres, de mieux connaître nos patients", selon le Pr Delafosse.
Pour ce spécialiste, l’un des véritables problèmes de la prise en charge des malades se situe au niveau du coût des prestations. "Les trois quarts des patients sont issus de milieux défavorisés. Les médicaments de psychiatrie coûtent excessivement chers pour eux", affirme-t-il.
De son côté, le Pr Jean-Marie Yéo, son successeur au poste de directeur coordonnateur du PNSM, semble prendre le contre-pied de cette affirmation en soutenant que "les coûts des soins psychiatriques ne sont plus exorbitants".
"Nous nous sommes battus pour qu’il y ait des génériques dans les officines publiques. Les médicaments sont disponibles dans les hôpitaux publics, à moindre coût que dans les structures privées. En réalité, ce que les parents de patients réclament, c’est manifestement une gratuité ciblée de certains traitements", déclare-t-il à Sputnik.
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