"Neuf Américains sur dix ignorent qu’Antony Blinken est en France aujourd’hui", ironise Gérald Olivier, spécialiste des États-Unis à l’Institut prospective & sécurité en Europe (IPSE), au micro de Sputnik. Plus de trois semaines après l’annulation sans préavis du "contrat du siècle", la visite du secrétaire d’État américain à Paris est perçue comme une opération de rattrapage en France. Outre-Atlantique, la perception semble toute autre:
"Outre-Atlantique, la crise diplomatique avec Paris n’a pas été une nouvelle majeure, ça a même été assez peu évoqué. Ce qui a été évoqué, c’est cette nouvelle alliance avec le Royaume-Uni et l’Australie qui est une alliance du monde anglo-saxon dirigée contre la Chine continentale, que Washington considère comme le défi du XXIe siècle", résume cet observateur assidu de la société américaine.
En effet, à quelques tribunes près, le dossier du mécontentement de l’allié français n’a pas fait de vagues aux États-Unis. À titre d’exemple, le New York Times titrait modestement "Les racines de la colère française", dans une tribune visant à expliquer la réaction française. Dans la presse générale, "la nouvelle a occupé l’espace médiatique un soir lors de l’appel vidéo de Biden avec ses homologues anglais et australien", explique le chercheur de l’IPSE.
Victoire militaro-industrielle américaine
S’il a bien été "évoqué que les Français n’étaient pas contents et que les chefs de la diplomatie américaine et française allaient se rencontrer à New York", le lendemain "on passait à autre chose", observe notre interlocuteur. Un phénomène qu’il attribue en partie à la légèreté de la réponse diplomatique française:
"Si la France avait menacé de sortir du commandement intégré de l’Otan, il y aurait eu une couverture. Mais il n’y a rien eu de la sorte."
Dans le discours, la France s’est fait entendre: le ministre des Affaires étrangères français expliquait au lendemain de la rupture du contrat qu’un lien a été "brisé" entre les États-Unis et son "plus vieil" allié. En France, le champ lexical de la trahison prédomine depuis les débats sur le sujet.
Dans les actes, c’est plus mesuré. La France a en effet simplement rappelé ses ambassadeurs de Washington et Canberra pour consultation. Certes, une première dans l’histoire franco-américaine. Les autorités françaises ont également annulé une soirée de gala prévue à Washington après la rupture du "contrat du siècle".
Des "représailles" qui ont été remarquées dans l’espace politico-médiatique américain, mais n’ont pas suscité plus d’émoi que ça dans la presse ou dans l’opposition. En attestent les nombreux titres de presse qui soulignaient une victoire stratégique dans le bras de fer américain avec la Chine.
"L'accord de Biden sur les sous-marins australiens est une grande victoire dans la compétition stratégique avec la Chine", titrait au lendemain de l’affaire le Washington Post. D’autres comme NBC News ont même dénoncé la vive réaction française. "Il est faux de dire que les États-Unis ont trahi la France, alors que celle-ci n'a pas tenu ses promesses", écrit le journal américain, car le " programme a été mal conçu, tant par le groupe français Naval Group que par le gouvernement australien, qui n'a pas calculé avec précision les coûts et les délais".
"Le fait d’avoir sucré un contrat d’armement à l’industrie française, les Américains en sont plutôt fiers", résume Gérald Olivier.
D’après lui, les Américains ont simplement "vu les petits Français jouer aux coqs, monter sur leur rocher et dire qu’ils ne sont pas contents. Or, de cela, ils ne se soucient guère." "Les vendeurs d’armes aux États-Unis se félicitent d’avoir conquis un marché alors que les théâtres au Moyen-Orient se rferment progressivement", poursuit notre interlocuteur. Une victoire d’autant plus importante que ces submersibles "vont être construits aux États-Unis". Une bonne nouvelle pour l’industrie outre-Atlantique.
Le gouvernement français "naïf"?
Certaines voix dissonantes se sont toutefois fait entendre, rappelant la nécessité de ménager les alliés. "L’Administration Biden doit agir rapidement pour rétablir ses relations avec la France", titrait par exemple le 21 septembre la revue de défense War on the Rocks. Mais ce type de réaction n’a été que trop rare, constate Gérald Olivier.
Consécutivement à l’annulation du contrat, l’Administration Biden a appelé l’Élysée, pour tenter de calmer la colère française. La visite d’Antony Blinken à Paris en ce début octobre, semble également s’inscrire dans ce contexte, en atteste sa rencontre avec Emmanuel Macron.
Pour Gérald Olivier, le fautif reste le gouvernement français. Naïf de ne pas avoir anticipé ce revirement australien, et plus largement fautif de feindre la surprise face à des réalités géopolitiques "pourtant évidentes" selon lui.
"La perspective américaine a beaucoup changé. Cette idée que les États-Unis vont continuer d’être le gendarme du monde est finie. Biden a confirmé cette tendance en se retirant d’Afghanistan dans les délais prévus. L’attention des États-Unis ne porte plus sur l’Europe", explique le chercheur.
Poursuivant le "pivot vers l’Asie" amorcé sous Barack Obama, les Américains ne voient plus dans le Vieux Continent qu’un théâtre de second plan, insiste le spécialiste des États-Unis.
"Ce que Washington attend des Européens, c’est qu’ils restent sagement au sein de l’Otan, qu’ils continuent d’acheter des armes américaines et d’aider les États-Unis au besoin sur des théâtres", constate-t-il froidement.