Après l’armée, c’est au tour de la société civile américaine de s’ingérer dans les affaires irakiennes. Le cercle de réflexion américain Center for Peace Communications (CPC) prône une normalisation des relations entre les États arabes et Israël. L’officine a organisé le 24 septembre une conférence réunissant pas moins de 300 intellectuels, journalistes et activistes indépendants chiites et sunnites dans la ville d’Erbil, capitale de la région autonome du Kurdistan. L’objectif était d’initier un rapprochement entre l’État hébreu et l’Irak.
Le président de l’organisation, Joseph Braude, expert américain d’origine irakienne, multiplie les colloques, débats, réunions et autres congrès pour promouvoir un partenariat inclusif avec Israël au Moyen-Orient. Comme plusieurs de ses collègues, il travaille au Washington Institute for Near East Policy (Winep), un important institut de recherche financé par un puissant lobby pro-israélien et anti-iranien, l’American Israel Public Affairs Committee (Aipac). D’ailleurs, selon Le Monde diplomatique, le Winep ne serait rien d’autre qu’une branche de l’Aipac.
Ceci expliquerait donc cela. Tweetant sur l’événement d’Erbil, une des membres du think tank, la journaliste et chroniqueuse américano-syrienne Hayvi Bouzo, a été plus que claire: "La paix avec Israël est devenue la demande des peuples du Moyen-Orient […] car la grande majorité a été libérée de l'idéologie de l'axe iranien de destruction et de terrorisme."
"Nous demandons notre intégration aux accords d’Abraham. Nous aussi, nous voulons des relations normales avec Israël", proclamait le communiqué de clôture, lu par Sahar al-Taï, directrice de recherches au ministère de la Culture à Bagdad et militante féministe. Signés en 2020, les accords d’Abraham ont normalisé les relations diplomatiques entre Israël et les Émirats arabes unis, le Bahreïn, le Maroc et le Soudan. Inversement, l’Irak persiste à ne pas reconnaître l’État hébreu. Et ce depuis que ce dernier a été créé, en 1948.
En Irak, la normalisation avec Israël n’est pas pour demain
En Irak, la conférence téléguidée des États-Unis a soulevé un tollé. Plusieurs manifestations ont eu lieu dans le pays, au cri de "non, non à la normalisation". Par voie de communiqué, les puissantes milices chiites pro-iraniennes ont dénoncé un "acte criminel", avant d’ajouter "tous ceux qui ont organisé et participé à cette réunion sont des traîtres aux yeux de la loi, ils doivent être jugés et recevoir la plus sévère des sanctions". Même son de cloche chez Moqtada Sadr. Le charismatique leader chiite a martelé que les participants à la conférence devaient tous être arrêtés. Face à la pression, la justice irakienne a déjà émis plusieurs mandats d’arrêts. Notamment contre Wissam Al-Hardan, l'auteur de la déclaration de normalisation à la conférence d'Erbil, et Sahar al-Taï.
Tête de pont dans la stratégie américaine en Irak, le Kurdistan se retrouve ainsi au cœur des critiques. "Il y a rien d’officiel avec Israël",affirme Adel Bakawan, directeur du département recherche de l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient (iReMMO).
"La position du gouvernement régional du Kurdistan (GRK) a toujours été la même. Officiellement, il n’y a aucune relation diplomatique, économique ou autre. Il n’y a aucune reconnaissance de l’État hébreu. Le GRK se projette dans la vision irakienne. Il n’y aura pas de reconnaissance tant que les autorités de Bagdad ne le feront pas", précise-t-il au micro de Sputnik.
Pour tenter de se dédouaner d’avoir un quelconque lien avec l’organisation de cette assemblée, les autorités kurdes ont fait profil bas. Le président du Kurdistan irakien, Netchirvan Barzani, a nié avoir eu connaissance de ce rassemblement. De son côté, le Parti de l'union islamique du Kurdistan rejette catégoriquement les appels à la normalisation. Le mouvement réfute tout lien avec l’État hébreu. Mais ça, c’est dans les discours. Dans les faits, Israël et le Kurdistan irakien n’auraient pas attendu le feu vert de Washington pour nouer des contacts.
Israël achète du pétrole kurde via la Turquie
Officieusement, c’est tout le contraire en fait! "Il y a toujours eu des relations entre Israël et les Kurdes irakiens. Et ce, depuis la révolution de 1962", souligne Adel Bakawan, auteur de L’Irak, un siècle de faillite(Éd. Tallandier). Pour preuve, lors du référendum sur l’indépendance du Kurdistan irakien le 25 septembre 2017, tenu sans l’aval des autorités de Bagdad, seul Israël a apporté un soutien diplomatique à cette initiative. Le Premier ministre israélien d’alors, Benyamin Netanyahou, avait réaffirmé son appui aux "efforts légitimes du peuple kurde pour obtenir son propre État". Un renfort qui était loin de faire consensus. Son homologue irakien de l’époque, Nouri al-Maliki, proche de Téhéran, avait déclaré que, en cas d’indépendance, le Kurdistan deviendrait "un second Israël".
Cette alliance politique kurdo-israélienne pourrait en partie s’expliquer par le facteur démographique. En effet, plus de 150.000 juifs d’origine kurde résident en Israël.
"Le Kurdistan a besoin de reconnaissances étatiques. Israël est une puissance régionale. Son soutien est le bienvenu même s’il est officieux. Il y a une réciprocité des intérêts politiques, géopolitiques, mais également économiques", souligne Adel Bakawan.
Et pour cause, la région du Kurdistan regorge d’hydrocarbures. Par un jeu de billard à trois bandes, Israël importe du pétrole kurde, qui transite par la Turquie. Ainsi, en 2015, 77% de l’approvisionnement israélien en or noir provenait du Nord de l’Irak. Sans l’assentiment de Bagdad, l’or noir est expédié jusqu’au port turc de Ceyhan, en Méditerranée, avant d’être envoyé par tankers aux larges des côtes israéliennes.
Israël armait les Kurdes contre Saddam Hussein
Indépendamment des intérêts économiques avec le Kurdistan, Tel-Aviv a toujours entretenu des liens avec les forces kurdes. Et ce, pour des raisons géopolitiques évidentes. Israël a plusieurs fois apporté un soutien militaire de poids à la rébellion kurde. Le but? Affaiblir le gouvernement central de Bagdad "à l’époque de Saddam Hussein et du nationalisme arabe, l’Irak avait un discours profondément antisioniste", précise notre intervenant. Dans les années 1980-90, l’État hébreu avait ainsi livré des armes et dépêché des formateurs, ainsi que de l’aide humanitaire.
La minorité kurde servait les desseins hébreux. Suivant le plan Yinon, doctrine stratégique israélienne des années 1980, pour sortir vainqueur de cet affrontement avec les pays arabes, Tel-Aviv devait diviser ses adversaires en s’appuyant sur les minorités religieuses. Par exemple, les chrétiens libanais ou les kurdes irakiens, "les Israéliens ont atteint leur objectif, l’Irak n’est plus une menace pour eux", estime le chercheur.
"Le Kurdistan est au cœur d’un couloir géopolitique entre l’Iran, la Turquie et la Syrie. C’est une zone très importante pour Israël. Un Kurdistan fort et stable, c’est un Kurdistan qui peut faire barrière à Téhéran, ennemi commun des Kurdes et des Israéliens. Les Kurdes essayent de presser le citron israélien jusqu’à la dernière goutte et inversement. Il y a une réelle convergence", résume l’essayiste.
Il se trouve que la communauté kurde d’Iran représente pas moins de 6 millions d’habitants. Essentiellement massés à la frontière avec l’Irak. Cela conduit l’Iran à redouter un irrédentisme de cette grosse minorité. Une crainte qui a déjà conduit Téhéran à bombarder les positions des forces kurdes d’Irak. Plusieurs avions de chasse des Gardiens de la révolution islamique (CGRI) ainsi que leur artillerie ont pris pour cibles le 9 septembre les hauteurs d'Alaneh, Barbazin, Helgord et Haji Imran dans la province d'Erbil.
Mais, derrière cette alliance officieuse avec Tel-Aviv, le Kurdistan irakien a surtout besoin d’une reconnaissance et d’une légitimité à l’international.
"À terme, les Kurdes irakiens veulent avoir un État indépendant. Ils sont prêts à tout pour obtenir des relations avec d’autres pays. Ce sont des calculs purement pragmatiques. Ils sont dans une région hostile. Ils ont signé un accord stratégique avec Ankara alors que la Turquie intervient tous les jours avec des drones et des forces spéciales pour combattre le PKK", conclut Adel Bakawan.
Le Kurdistan n’est pas l’Irak. Au grand dam des lobbyistes américains.