Moteur-fusée Vinci: nouvelle victime de l’appétit allemand

Malgré les critiques, ArianeGroup va bien transférer la production des moteurs de fusée Vinci en Allemagne. À l’heure où Paris insiste sur la coopération européenne, Berlin semble en profiter pour nourrir une ambition pour l’espace… très nationale.
Sputnik
"Emmanuel Macron ou la débâcle industrielle", tacle Nicolas Dupont-Aignan (DLF) ce 28 septembre.
La veille, c’est Éric Ciotti (LR) qui dénonçait la décision d’ArianeGroup de transférer la production du moteur Vinci vers le site d’Ottobrunn, dans les faubourgs de Munich. Ce moteur-fusée réallumable doit équiper le futur lanceur lourd Ariane 6, dont le vol inaugural est toujours promis pour 2022. "Le macronisme démantèle tout notre héritage industriel gaulliste", twittait-il.
Pour Gilbert Collard (RN), Macron est "un très bon Président des intérêts… allemands", une pique dans la veine de celle de la présidente de son parti: Marine Le Pen accusait déjà le 23 septembre l’hôte de l’Élysée d’avoir "sacrifié" un fleuron technologique tricolore "à son délire européen". Bref, la droite républicaine et nationale est vent debout contre cette décision.

"C’est une perte de compétences en France", concède à notre micro Bertrand Vilmer, ancien vice-président d’Arianespace [filiale d’ArianeGroup, ndlr]. "C’est donc une vraie décision politique."

Une décision explosive. Car elle illustre concrètement la compétition à laquelle se livrent les Européens sur le théâtre spatial, sous couvert de coopération. Une fois n’est pas coutume, le nerf de la guerre est l’argent. Et à ce jeu-là Paris a perdu face Berlin.

Ambitions spatiales allemandes: qui paie gagne

Fin novembre 2019, les Allemands créent la surprise en devenant les premiers contributeurs au budget de l’Agence spatiale européenne (ESA) devant la France: 3,3 milliards d’euros contre 2,7 sur cinq ans. En effet, Berlin s’était bien gardé de révéler ses intentions à Paris qui, jusqu’au tout dernier moment, s’attendait à rester le premier contributeur de l’ESA.
Fort de leur nouveau leadership, les partenaires allemands n’ont pas perdu de temps. En effet, les études de faisabilité d’un transfert de la production des moteurs Vinci vers l’Allemagne ont débuté "l’année dernière", comme le relatait à la presse régionale début août un syndicat de Vernon, en Normandie, ce site de production à l’origine propriété du leader européen de la propulsion plasmique Safran et où l’on développe Vinci depuis 1998. "Ça fait longtemps que les Allemands ont des velléités sur cette partie de la production", ajoutait le syndicaliste.

"C’est le propre de l’Europe", réagit Bertrand Vilmer, "les retours géographiques sont proportionnels à la participation au budget communautaire ou à un projet."

En somme, chaque capitale contribuant au programme européen exige des retombées industrielles à la mesure de sa mise. "Il faut les former, effectuer les transferts de technologies" pour que certains États n’ayant aucune expérience en matière de spatial puissent participer à cette épopée. "Cela a été vrai pour l’Angleterre malgré que ce soit un pays industrialisé, cela a été vrai pour la Norvège", précise Bertrand Vilmer. Il revient sur l’éventail de pays participant à la conception et à la fabrication des différents propulseurs d’Ariane. Rien que sur Vinci, Français et Allemands travaillent avec des industriels belges, suédois ou encore italiens.
Pour autant, si à ses yeux, l’Europe "marche bien au plan spatial", la conquête des étoiles n’est qu’un volet du dossier "moteurs Vinci":

"Ce sont quand même des technologies qui ont des applications dans le domaine de la dissuasion, il ne faut quand même pas l’oublier", précise cet ingénieur aéronautique de formation, passé par le ministère de la Défense.

En effet les technologies d’ArianeGroup, filiale d’EADS et du français Safran, ne portent pas uniquement sur le civil. L’industriel développe également la motorisation des missiles balistiques de la dissuasion nucléaire océanique française, tels que les M-51. Ces derniers équipent les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) de la Marine nationale. Chacun d’eux peut emporter, à près de 19.000 km/h (Mach 15), dix ogives thermonucléaires de 100 kilotonnes chacune. Soit au total 66,6 fois la puissance de la bombe d’Hiroshima. Autant dire que la maîtrise d’une telle technologie, qui n’intéresse nullement une Allemagne antinucléaire, confère un poids certain à la France sur la scène internationale.

Ariane 6: le coûteux pari français face à Space X

"On ne lâche pas comme cela une activité industrielle de cette importance sans contreparties", temporise pourtant Bertrand Vilmer, qui souligne que toutes les compensations françaises ne sont pas nécessairement connues aujourd’hui.

"Certains termes des échanges peuvent être extrêmement vastes" et dépasser le cadre du spatial, ajoute cet ancien conseiller au cabinet de Michèle Alliot-Marie.

Parmi celles obtenues par la France, brandies par Bruno Le Maire dans sa réponse à Marine Le Pen: un investissement de 40 millions d’euros dans le développement de Prometheus, le futur réacteur réutilisable qui équipera le successeur d’Ariane 6 et de Vega-C. Depuis janvier 2021, il est en effet acté qu’il doit être développé à Vernon… ainsi qu’à Ottobrunn.
Réutilisable, fabriqué en partie grâce à l’impression 3D, Prometheus est ainsi annoncé comme devant être dix fois moins cher que le Vulcain 2, l’actuel moteur du premier étage d’Ariane 5. Un aspect "compétitivité" sur lequel ArianeGroup met l’accent. En effet, l’entreprise fut créée en 2015 afin de répondre à l’arrivée sur le marché des lanceurs spatiaux de l’américain Space X. "En termes de coût, Ariane 6 sera deux fois moins chère qu’Ariane 5. C’est une performance énorme", affirmait le 23 septembre André-Hubert Roussel, PDG d’ArianeGroup devant le gratin de ses managers.
"L’avenir est aux moteurs réutilisables", concède Bertrand Vilmer. "Ariane 6, c’est Ariane 4 nouvelle génération, c’est tout, il n’y a aucune transformation majeure. Ah si, il y a un nouveau moteur, c’est vrai, qui sera réallumable, donc cela permet d’avoir des trajectoires “exotiques”", précisait-il à Sputnik en juillet dernier. Il ne partage toutefois pas le même optimisme que la direction d’ArianeGroup sur les économies qu’engendrerait Ariane 6. Si ce lanceur reste un "couteau suisse", pas dit qu’il soit si "low-cost" face à ceux de la firme d’Elon Musk.

"Pour parler court, les critères de qualité qu’ils ont mis sur Ariane 6 sont pratiquement les mêmes que sur Ariane 5. Il n’y a donc aucune raison que cela soit moins cher", tacle-t-il. Selon lui, impossible de savoir tant que la fusée n’est pas exploitée.

"Donner à ArianeGroup les moyens d’être compétitif face à SpaceX", voilà un autre bénéfice de l’accord conclu entre Français et Allemands, mis en avant par le ministre français de l’Économie dans sa réponse à Marine Le Pen. Une "compétitivité" qui se paie en termes d’emplois, puisqu’ArianeGroupa annoncé dans la foulée du transfert de la production des moteurs Vinci à Ottobrunn la suppression de 600 de ses 7.500 emplois en France et en Allemagne. Sur le site de Vernon, les syndicats craignent que la quarantaine de salariés qui travaillaient à plein temps sur ce moteur-fusée se retrouvent de facto sur le carreau.
Ce n’est pourtant pas à ce plan social que pensait Bruno Le Maire, mais à l’accord présenté le 21 juillet à Bercy aux côtés de son homologue allemand et "ami", Peter Altmaier. C’est lors de cette réunion que fut scellé le destin allemand des moteurs Vinci. Une contrepartie obtenue par Berlin, en plus du droit de développer leur propre lanceur, en échange d’une rallonge annuelle de 140 millions d’euros et d’acter une "préférence européenne" en matière de lanceurs afin de sauver le lanceur lourd Ariane 6.

L’Allemagne, futur leader du spatial européen?

Les Français se sont-ils tiré une balle dans le pied pour sauver Ariane? En effet l’Allemagne ne cache pas son intention de surfer sur cette vague "new space" impulsée par la firme américaine. Toujours à Ottobrunn, plusieurs startups ont le vent en poupe pour créer les microlanceurs de demain, mais surtout enfin offrir à l’Allemagne sa propre fusée. Mais pour l’heure, outre-Rhin, on bute sur la motorisation. En effet, dans une fusée [8 :05] "la clef c’est le moteur", insiste Bertrand Vilmer, "le lanceur en lui-même, c’est de la rigolade".
Quoi qu’il en soit, ces ambitions allemandes sont particulièrement mal vues depuis Paris, car ce serait une concurrence directe à Ariane et même aux autres lanceurs de l’ESA (Vega, Soyouz).
Cerise sur le gâteau bavarois, le jour même de l’officialisation du transfert vers Munich des moteurs-fusées, le chef d’état-major de l’armée allemande postait sur Twitter les photos de la signature d’une lettre d’intention pour un "Military Space Partnership" (partenariat spatial militaire) avec le vice-chef des Forces de défense australiennes. En somme, Berlin et Cambera viennent d’ouvrir la porte à une coopération intergouvernementale sur des programmes spatiaux communs… la même semaine que le camouflet historique infligé par l’Australie à la France en rompant le "contrat du siècle".
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