Recep Tayyip Erdogan persiste et signe… Face à la caméra de la plus importante chaîne d’information américaine en termes d’audience, le dirigeant turc a réaffirmé son intention de conserver les systèmes de défense antimissiles S-400 fournis par la Russie. Plus encore, celui-ci a confirmé la volonté de son gouvernement d’en acheter davantage.
"À l'avenir, personne ne pourra interférer sur quel type de système de défense nous achetons, à quel pays, à quel niveau", a déclaré sur un ton ferme le Président islamiste dans une interview diffusée ce 26 septembre sur CBS News. Une provocation diffusée sur le territoire américain que le directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), Didier Billion attribue au "relatif affaiblissement de Biden".
"La situation en Afghanistan fait croire que les États-Unis sont assez affaiblis et ne peuvent plus dicter leurs choix au reste du monde. Erdogan l’a compris et ses déclarations sur CBS s’expliquent aussi comme ça", résume le chercheur au micro de Sputnik.
D’après l’auteur de La Turquie, un partenaire incontournable (Éd. Eyrolles, 2021), ces S-400 "sont surtout un moyen de pression" sur les États-Unis. Sinon, "pourquoi ne pas les avoir rendus opérationnels?" interroge-t-il. En effet, Recep Tayyip Erdogan dispose "déjà de systèmes S-400 disposés sur le sol turc, mais il ne les active pas". S’ils ont bien été testés, les S-400 n’ont effectivement jamais été mis en service officiellement.
De nouvelles sanctions contre Ankara?
Or, "tant qu’il ne les a pas fait activer, on ne peut pas dire qu’il a trahi l’Otan." Il y a donc là "un jeu très compliqué et dangereux pour la Turquie", qui souhaite s’affranchir des diktats découlant généralement d’une alliance avec Washington.
En 2017, la décision de se procurer un premier lot de systèmes de défense antimissiles avait provoqué l’ire de Washington, débouchant en 2019 sur l’imposition de sanctions contre Ankara. Celles-ci ont été dirigées contre la Direction des industries turques de la défense (SSB), son président et trois employés après l'acquisition d'un premier lot de systèmes antimissiles.
Du point de vue de Washington, l’acquisition de S-400 constitue une menace pour l’Otan et les F-35 américains. D’autant que, au mois de mars, le porte-parole du Service fédéral de coopération militaro-technique russe, Valery Rechetnikov, évoquait la possibilité de livrer à la Turquie des appareils de génération 4++ Su-35 et même des chasseurs de cinquième génération. Il mentionnait également une éventuelle collaboration avec Ankara sur le projet de chasseur Turkish Fighter (TF-X).
"Nous continuons à indiquer clairement à la Turquie que tout nouvel achat significatif d'armes russes risquerait de déclencher des sanctions CAATSA distinctes de celles imposées en décembre 2020 et s'y ajoutant", a déclaré un porte-parole du département d'État américain ce 26 septembre, en réponse aux propos du maître d’Ankara.
Dans ce dossier, le dirigeant turc reproche à son partenaire américain la non-livraison d’une commande de jets F-35 malgré la réception d’un paiement de 1,4 milliard de dollars de la part d’Ankara. À cela s’ajoutent des divergences profondes sur des dossiers géopolitiques brûlants comme la Syrie où la Turquie combat les alliés des Américains que sont les forces kurdes. Autre différend, la Méditerranée orientale où les États-Unis condamnent le comportement agressif turc.
Au-delà du message envoyé à Washington sur l’indépendance des choix stratégiques de la Turquie à travers ces commentaires sur les S-400, Recep Tayyip Erdogan entendait aussi envoyer un message à Vladimir Poutine.
En effet, ce discours musclé envers Washington s’inscrit également dans le contexte de la rencontre entre le chef d’État turc et son homologue russe, ce 29 septembre. Il est pour notre interlocuteur un clin d’œil direct à Vladimir Poutine. Erdogan "donne ainsi des gages" au Président russe, avant leur entrevue à Sotchi. Ainsi, à Moscou comme à Washington, Erdogan souffle le chaud et le froid en fonction de ses intérêts, analyse le spécialiste de la Turquie.
"Jeu de billard à plusieurs bandes"
Le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a annoncé que le Président russe, Vladimir Poutine, et le Président turc, Recep Tayyip Erdogan, échangeront prochainement sur la Syrie l'Afghanistan et la Libye. Le second profite ainsi de son passage aux États-Unis, dans le cadre de l’assemblée générale des Nations unies, pour adresser des signaux positifs à son partenaire russe.
"Tant que Poutine peut enfoncer des coins dans l’homogénéité de l’Otan, il le fait. C’est de bonne guerre. Poutine se sert de la Turquie. Erdogan le sait et l’accepte jusqu’à ce que ça ne serve plus ses propres intérêts", juge le spécialiste de la Turquie.
Quoi de mieux, en effet, que de tacler la puissance centrale de l’Otan pour se remettre dans les petits papiers de Moscou?
"C’est un jeu de billard à plusieurs bandes, comme souvent dans ce type de situation", résume Didier Billion.
D’après notre intervenant, Erdogan se sert de sa bonne relation, bien que parfois compliquée, avec Vladimir Poutine, pour équilibrer son positionnement géopolitique entre Washington et Moscou. Malgré des oppositions sur des dossiers stratégiques comme la Libye, la Syrie, ou encore le Haut-Karabakh, les deux dirigeants "arrivent à discuter et à passer des compromis".