Dix ans après Ben Ali, la Tunisie sur le point de rebasculer vers un régime présidentiel?

Après deux mois sans gouvernement, le Président tunisien a annoncé lundi, sans plus de précisions, la nomination d’un chef du gouvernement et la mise en place de nouvelles évolutions constitutionnelles. L’état d’urgence est toutefois maintenu.
Sputnik
"C’est la fin du système parlementaire tunisien. Celui-ci est dans une impasse depuis dix ans, il n’y a plus de stabilité politique. Certes, c’est une rupture avec la dictature et le pouvoir de l’individu, mais le contrecoup est l’absence totale de stabilité politique", explique à Sputnik Riadh Sidaoui, directeur du Centre arabe de recherches et d’analyses politiques et sociales (Caraps), spécialiste tunisien du monde arabe.
Retour à la case départ? Dix ans après la "révolution de jasmin", la Tunisie est en passe de revenir à un régime présidentiel sous l’impulsion de son Président Kaïs Saïed. Après deux mois sans gouvernement, ce dernier a annoncé ce 20 septembre la nomination d’un nouveau chef du gouvernement lors d’un discours prononcé à Sidi Bouzid, berceau de la révolution tunisienne de 2011.

Fin du régime parlementaire

Les mesures d’exception décrétées le 25 juillet seront toutefois maintenues. Face à l’accumulation des crises économique, politique et sanitaire, le Président Saïed, usant de l’article 80 de la Constitution, avait gelé l’activité du Parlement et destitué le Premier ministre Hichem Mechichi. Il s’était ainsi arrogé les pleins pouvoirs pour un mois, avant de prolonger ces dispositions le 24 août, "jusqu’à nouvel ordre".
"Ces mesures d’exception se poursuivront et un chef du gouvernement sera nommé, mais sur la base de provisions de transition répondant à la volonté du peuple", a déclaré Kaïs Saïed.
Kaïs Saïed
Président tunisien
Le Président a ainsi répondu, en partie, aux manifestants qui réclamaient ce samedi 18 septembre un retour à "la légitimité" du pouvoir. Il a également tenu compte des demandes de la communauté internationale. Mais avec de nouvelles règles du jeu.
Tunisie: essoufflement du régime politique issu de la révolution du jasmin
Dans son discours, le chef de l’État a annoncé qu’il allait faire adopter "une nouvelle loi électorale", sans encore la préciser. Il a simplement indiqué une réforme à venir de la Constitution de 2014. Celle-ci instaurait une organisation hybride –ni présidentielle ni parlementaire–, source d’instabilité permanente puisque depuis 2011, la Tunisie a connu dix gouvernements, soit un par an. Dans ce système mixte, le Président de la République ne disposait que de prérogatives limitées, principalement dans les domaines de la diplomatie et de la sécurité. Permettant une plus grande représentation parlementaire, la Constitution tunisienne a rapidement montré ses limites, incitant les partis à fomenter des alliances contre nature pour parvenir au pouvoir. Ainsi, des mouvances auparavant ennemies comme Ennahdha et Qalb Tounes bricolaient-elles des coalitions pour s’assurer une représentation au gouvernement. Aucun parti n’a d’ailleurs jamais pu recueillir les fameux 51% nécessaires pour gouverner seul.
De quoi pousser aujourd’hui le Président Kaïs Saïed à prendre des mesures fortes pour sortir le pays de l’ingouvernabilité:
"Ce que l’on a compris avec le discours de Kaïs Saïed est qu’il n’y aura pas de retour à la précédente configuration politique parlementaire. La question parlementaire est devenue caduque, le Parlement actuel va être dissous, on va passer à des élections législatives anticipées et un référendum constitutionnel", explique à Sputnik Riadh Sidaoui.
Pour notre interlocuteur, pas de doute: tous les indicateurs d’un transfert vers un régime présidentiel sont là. Le conseiller politique du Président tunisien Walid Hajjem expliquait d’ailleurs à Reuters, au début du mois, que "ce système ne peut pas continuer (...), changer le système signifie changer la Constitution par le biais d’un référendum, peut-être (...) le référendum nécessite une préparation logistique". Il a également ajouté que le plan du Président en était à son stade final et serait bientôt dévoilé.
Pour l’heure, le chef de l’État jouit d’une forte légitimité qui découle du mode de suffrage et qui fonde les larges pouvoirs dont il dispose. Pour le directeur du Caraps, Kaïs Saïed agit "dans le cadre" de la Constitution. "Il la connaît, il est professeur de droit constitutionnel. Il va présenter un texte afin de changer le système politique et le soumettre au référendum", ajoute-t-il.

Barrage à Ennahda

Le parti islamiste Ennahda, principal rival de M. Saïed, qui disposait du plus grand nombre de sièges dans le Parlement gelé, a exprimé "son rejet catégorique" de "toute suspension de l’application de la Constitution" ou "changement du système politique". Jusqu’ici, le régime politique tunisien hérité de la révolution de 2011 avait plutôt favorisé ce mouvement.
"Pourquoi Ennahda n’aime pas les élections présidentielles dans un régime présidentiel? Parce qu’ils savent qu’en cas de second tour, ils perdront. Ils ne sont forts que du fait que les autres sont divisés", estime notre interlocuteur.
En effet, la Tunisie compte "plus de 120 partis politiques". Face à cela, "la seule formation forte et unie est Ennahda. En cas de second tour à l’élection présidentielle, les autres mouvements feraient bloc face au parti islamiste. Un peu de la même manière que le ‘front républicain’ fait bloc face au Rassemblement national en France".
"C’est d’ailleurs la logique de Kaïs Saïed d’isoler Ennahda par voie démocratique", conclut le chercheur.
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