Assassinat du Président haïtien: les Américains ont-ils «laissé faire»?

Le 7 juillet dernier, le Président de la République d’Haïti était assassiné à son domicile par un commando. Un dénouement impossible sans l’aval de Washington? Des observateurs haïtiens accusent: les États-Unis devaient être informés du complot.
Sputnik
«Inutile d’être un génie en géopolitique pour savoir que dans un pays sous l’influence étouffante des Américains, il est presque impossible que les services de renseignement américains n’aient pas été mis au courant du plan visant à abattre Jovenel Moïse […]», assure Roromme Chantal. Le professeur de science politique à l’Université canadienne de Moncton en est convaincu: «Il est inimaginable de se rendre jusqu’à la résidence du Président pour l’exécuter sans qu’aucun gouvernement occidental n’en soit informé.»

Meurtre du Président Moïse: «un crime d’État»?

Spécialiste d’Haïti dont il est originaire, Roromme Chantal estime que le dernier rebondissement dans cette affaire prouve qu’il s’agit bien d’un «crime d’État». Ce 14 septembre, le Premier ministre haïtien, Ariel Henry, a révoqué le procureur général de la République, Bed-Ford Claude, juste après que celui-ci l’a menacé de l’inculper pour le meurtre de Jovenel Moïse.
«Il existe suffisamment d’éléments compromettants pour demander son inculpation pure et simple», écrit Bed-Ford Claude dans sa requête, sommant aussi le Premier ministre de rester sur le territoire.
Le Premier ministre Ariel Henry est soupçonné d’avoir participé au complot. En effet, des médias locaux comme Le Nouvelliste ont rapporté des conversations téléphoniques qu’il aurait eues avec l’un des principaux suspects quelques heures après le meurtre. Le contenu des appels n’a pas été dévoilé.
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Néanmoins maintenu au pouvoir grâce à un comité d’ambassadeurs étrangers –le Core Group–, Ariel Henry a riposté dans une lettre rendue publique que le procureur avait commis une «faute administrative grave» en le mettant en cause de la sorte. Un geste vu comme inconstitutionnel puisque les textes indiquent que seul le Président peut désigner et révoquer le procureur.
Le 7 juillet dernier, c’était la cinquième fois qu’un Président haïtien en exercice était assassiné depuis l’indépendance du pays en 1804.

Le Premier ministre Henry au fait du complot?

Directeur du Centre international de documentation et d’information haïtienne, caribéenne et afro-canadienne basé à Montréal, Frantz Voltaire estime que «l’extrême présence des États-Unis en Haïti» et la «passivité totale des corps de sécurité du Président le soir de son assassinat» pointent vers un crime partagé entre des acteurs haïtiens, colombiens et américains. L’absence de réaction des agents de sécurité alimente un climat de suspicion envers les Américains sur la perle des Antilles, relève cet expert.
Le commando était composé d’au moins 28 personnes, dont la plupart étaient des mercenaires colombiens agissant pour le compte d’une société de sécurité états-unienne établie en Floride, CTU Security.
«Depuis l’occupation d’Haïti par les Américains entre 1915 et 1934, c’est un secret de polichinelle qu’il y a une forte influence américaine dans toutes les décisions prises. […] Les Colombiens du commando ont tous été recrutés par des gens ayant des liens avec les États-Unis. […] Ça me semble absurde qu’aucune information n’ait filtré», estime Frantz Voltaire.
Selon Roromme Chantal, le fait qu’aucun des agents de sécurité du Président Moïse n’ait riposté pose effectivement «de sérieuses questions» quant aux commanditaires.
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Un point de vue que partage aussi depuis Port-au-Prince Clarens Renois, chef du parti d’opposition UNIR (Union nationale pour l’intégrité et la réconciliation). «Comme candidat à la présidentielle, je me pose la question pour moi: si j’accédais au pouvoir, est-ce que je pourrais avoir confiance en la sécurité présidentielle?», s’interroge le politicien haïtien à notre micro. Pour Roromme Chantal, «il est évident qu’Ariel Henry devait être au courant» du complot.
«Il faut savoir que les politiciens haïtiens sont loin d’être les seuls acteurs de la vie politique d’Haïti. Il y a les États-Unis, la France et le Canada. Sans l’appui des gouvernements occidentaux, rien ne vous garantit que vous pourrez manœuvrer ou accéder au pouvoir. La majorité des membres du commando étaient colombiens et on connaît l’influence des États-Unis en Colombie», poursuit-il.
Ex-journaliste et ancien fonctionnaire des Nations unies, Roromme Chantal est convaincu que «Washington savait et a laissé faire», bien que Jovenel Moïse espérait continuer à recueillir l’appui de Washington: «Vous pouvez être lâché. Washington soutenait Moïse, mais pas toutes ses initiatives», estime-t-il.
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Clarens Renois se demande toutefois si ce point de vue ne reviendrait pas à «accorder trop d’importance aux États-Unis». «Dans tous les cas, ce ne serait pas la première fois que des agents ou des mercenaires étrangers sont impliqués dans des crimes en Haïti», laisse-t-il tomber.

Séjour du Président Moïse en Turquie: la goutte qui a fait déborder le vase?

Et si la récente visite de Jovenel Moïse en Turquie avait convaincu ses ennemis de passer à l’action? Lors de discussions avec le Président turc Recep Tayyip Erdogan, Moïse a notamment demandé sa collaboration en vue de mieux équiper les policiers haïtiens.
Roromme Chantal estime que ce séjour de juin dernier pourrait avoir été mal interprété par Washington, qui y aurait vu une volonté de s’affranchir en partie du giron américain:
«Le Président s’est retrouvé en Turquie à un moment où le pays s’enflammait, pays qui n’est pas vraiment dans l’orbite naturelle d’Haïti. Cette visite pourrait avoir froissé les Américains», analyse l’universitaire.
Quelques jours après l’assassinat, le 11 juillet, le secrétaire d’État américain Antony Blinken a exhorté la classe politique haïtienne à «ouvrir la voie à des élections libres et équitables cette année». Dans la foulée, le ministre canadien des Affaires étrangères, Marc Garneau, a lui aussi demandé qu’un scrutin soit organisé «d’ici à la fin de l’année». Une doléance rejetée par divers acteurs de la société civile haïtienne qui y ont vu un risque supplémentaire pour la stabilité du pays, a rapporté entre autres Al Jazeera.
Le premier tour de la Présidentielle était prévu le 26 septembre. À la mi-août, les élections ont été repoussées au 7 novembre avec des «scrutins combinés». Pour Roromme Chantal et Clarens Renois, le fait de tenir des élections avant la fin de l’année présente en effet un grave danger: «La région métropolitaine est sous le joug de gangs armés qui sèment la terreur», déplore l’universitaire.
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