À qui profite le crime?
«Paris pourrait effectivement profiter de la nouvelle donne politique avec ce coup d’État» en Guinée, répond Emmanuel Desfourneaux.
Incitant le Quai d’Orsay à faire preuve de pragmatisme avec le «nouvel homme fort» de Conakry, l’analyste politique estime que la France «a tout intérêt à accompagner la transition démocratique». Même si «rien n’est à exclure», le directeur de l’Institut afro-européen ne croit pourtant guère à l’implication directe ou indirecte de la France dans le putsch militaire ayant conduit à la capture d’Alpha Condé le 5 septembre.
De notoriété publique, les relations politiques entre la France et la Guinée s’étaient détériorées depuis la décision du chef de l’État de briguer un troisième mandat en août dernier. Et son renversement opéré par le chef des forces spéciales, le lieutenant-colonel Mamady Doumbouya, représente «peut-être une chance» pour la France «de se relancer» dans ce pays. Le pays demeure «très important», s’agissant du deuxième producteur au monde de bauxite, minéral utilisé dans l’aluminium.
Toutefois, ce nouveau coup d’État militaire, condamné unanimement par les institutions internationales, les États-Unis et la Russie, ne semble pas avoir été anticipé par le Quai d’Orsay, estime Emmanuel Desfourneaux. Le signe d’un déclin global de l’influence française.
Instabilité chronique en Afrique subsaharienne
Le communiqué «minimaliste» de la diplomatie française en témoigne, confirme Jean-Claude Félix Tchicaya, spécialiste de l’Afrique à l’Institut de Prospective et Sécurité en Europe (IPSE): «c’est une lettre type, déjà toute faite dès qu’il y a ce genre de coups de force», observe-t-il. Car ces putschs militaires deviennent de plus en plus fréquents en Afrique de l’Ouest depuis quelques mois. Le Mali en a vécu deux en moins d’un an (en août 2020 et en mai 2021), le Tchad a expérimenté le sien en avril 2021 et le Niger n’a connu qu’une tentative en mars 2021. Une tendance lourde dans ces quatre pays subsahariens qui connaissent à la fois une «menace djihadiste» et «des systèmes politiques ultra-fragilisés», observe le journaliste Ousmane N’Diaye sur TV5 Monde. Et depuis 2013, l’opération Serval puis la Force Barkhane n’y ont rien fait. Selon Emmanuel Desfourneaux, ce bouleversement de l’échiquier sahélien est symptomatique du net recul de Paris dans la région:
«La France subit les coups d’État, c’est une évidence. Ce qui me préoccupe, c’est en réalité le recul de notre diplomatie. Elle n’est plus en capacité de lire le jeu politique africain. Notre diplomatie est suiviste. Actuellement, on doit toujours s’adapter […] À Conakry, elle sera dans l’obligation de s’adapter à une situation qui n’était pas prévue. C’est plus compliqué que lorsque vous avez déjà anticipé, déjà noué des contacts. C’est un recul qui est net et déterminant.»
Ce fut d’ailleurs déjà le cas lors du renversement d’IBK (Ibrahim Boubacar Keita), Président malien renversé par une junte militaire le 18 août 2020. Aveugle sur la déliquescence de l’État malien, les diplomates français s’étaient montrés «incapables de voir le coup d’État venir», juge notre interlocuteur. Prise de court, la diplomatie française avait immédiatement réagi, condamnant avec vigueur la «mutinerie». Rétropédalage dès le lendemain par la voix d’Emmanuel Macron, qui a déclaré, face aux scènes de liesse populaire à Bamako, que la France était «aux côtés du peuple malien».
L’équilibrisme «intenable» de la politique africaine de la France
Ce putsch militaire à Conakry remet en lumière un autre symptôme de la déliquescence de la diplomatie française: ses positions politiques «intenables», constatées à différentes reprises en Afrique de l’Ouest. Un deux poids, deux mesures qui donne à la France une «image catastrophique», considère Emmanuel Desfourneaux.
Ainsi, dans un grand entretien accordé au magazine Jeune Afrique en novembre dernier, Macron avait-il fermement désapprouvé le troisième mandat d’Alpha Condé en Guinée, l’accusant d’avoir «organisé un référendum et un changement de la Constitution uniquement pour pouvoir garder le pouvoir.» Un discours à géométrie variable, puisque dans cette même interview, le locataire de l’Élysée avait épargné cette vertueuse indignation à la Côte d’Ivoire voisine. Il y affirmait «penser vraiment» qu’Alassane Ouattara, pourtant exactement dans le même cas de figure qu’Alpha Condé, s’était «présenté par devoir» au scrutin présidentiel, alors qu’il ne le «voulait pas». Une position «assez complexe en termes d’équilibre», ironise Desfourneaux, qui évoque également la différence de traitement entre le Tchad et le Mali. En juillet dernier, Emmanuel Macron annonçait la fin de l’Opération Barkhane après avoir maintes fois condamné la junte militaire malienne dirigée par le colonel Assimi Goita. Quelques mois auparavant, l’hôte de l’Élysée avait pourtant entériné le changement de dirigeant au Tchad, avec l’avènement du fils d’Idriss Déby, Mahamat Idriss Déby, au nom de la stabilité. Une stratégie du «en même temps» qui brouille la ligne politique française:
«Emmanuel Macron est très pragmatique sur l’Afrique, mais nous devrions avoir une ligne beaucoup plus visible: soutenir la démocratie, point à la ligne, et ne pas faire de différence entre Ouattara et Alpha Condé. C’est très mauvais et on s’y perd. Et les Africains s’y perdent et les jeunes s’y perdent et ne croient plus en la France. Dans tous les sondages, tous les jeunes aujourd’hui tournent le dos à la France et c’est inquiétant.»
La Françafrique est-elle bel et bien enterrée? Comme un «château de cartes» qui s’effondre, cette perte d’influence diplomatique s’inscrit dans un recul plus global de la France dans la région. Car ce qui préoccuperait le plus Paris serait dans l’absolu «la perte de nos parts de marché», tacle Desfourneaux, face à la «vraie bataille économique faisant rage en Afrique, entre la France et la Chine». Premier producteur d’aluminium, Pékin occupe déjà une place hégémonique à Conakry qui représente plus de la moitié des importations chinoises de bauxite. Une bataille perdue d’avance?