Après la débâcle US en Afghanistan, quelles conséquences pour les États du Maghreb et du Sahel?

Dans un entretien à Sputnik, le Dr Cheikh Hamdi, expert en sécurité, analyse les enjeux de la crise en Afghanistan et ses similitudes avec la situation au Maghreb et au Sahel. Pour lui, la lutte contre le terrorisme dans ces deux régions doit être le fruit d’une coopération des pays autochtones, loin de toute attente d’aide étrangère.
Sputnik
Un sommet consacré à la crise libyenne s’est tenu les 30 et 31 août à Alger. Outre la Libye, cette rencontre a regroupé les ministres des Affaires étrangères de ses États voisins, à savoir l’Algérie (pays hôte), l’Égypte, la Tunisie, le Niger, le Soudan, le Tchad et la République du Congo.
Une journée avant le début de cette rencontre, le général Mahamat Idriss Déby Itno, président du Conseil de transition du Tchad (CTT), s’est rendu au Soudan dans le cadre d’une visite de travail. Lors d’une déclaration à la presse, le dirigeant tchadien et son homologue soudanais ont émis un refus catégorique de recevoir les milliers de mercenaires originaires de leur pays opérant sur le sol libyen.
Par ailleurs, le général Déby a appelé à la constitution d’une force militaire mixte entre les deux États dans le but de se protéger du risque terroriste dans le nord des deux pays, à la frontière avec la Libye, région où son père, feu le maréchal Idriss Déby Itno, a été mortellement blessé en avril dernier. Il a également plaidé pour la mise en œuvre effective de l’accord quadripartite sur la surveillance et la sécurisation des frontières communes, conclu en mai 2018 entre le Tchad, la Libye, le Niger et le Soudan.
Que signifie cette volonté de réactivation du rôle des forces militaires mixtes locales? Y a-t-il un lien avec la fin de l’opération Barkhane et le retrait de plusieurs contingents de militaires français? Les pays africains et du Sahel sont-ils en train de tourner la page des ingérences étrangères pour ne compter que sur eux afin d’assurer leur sécurité? Cette situation présage-t-elle le déclin de la présence militaire française dans la région?
Pour répondre à ces questions, Sputnik a sollicité le docteur Soulaimane Cheikh Hamdi, expert mauritanien en sécurité internationale, spécialiste du Sahel, et chercheur en géopolitique et politiques de défense. Pour lui, «à l’aune des nouveaux bouleversements mondiaux, à l’image de ce qui se passe actuellement en Afghanistan malgré les disparités entre les deux régions, les puissances locales seront contraintes à collaborer étroitement pour se prémunir contre l‘instabilité liée au terrorisme et au djihadisme, outre le trafic d’armes et de drogue, et de la criminalité transnationale, sans oublier les luttes d’influence qui s’exacerbent de plus en plus entre les puissances mondiales, essentiellement les États-Unis, la Chine, la Russie, le Royaume-Uni et, à un degré moindre, la France et l’Inde».

«Une rétrospective indispensable»

«Suite aux attentats du 11 septembre 2001 à New York, les États-Unis se sont engagés dans plusieurs conflits militaires, sous couvert de lutte contre le terrorisme, dont l’Afghanistan et l’Irak, accusés de connivence avec Al-Qaïda», expose le Dr Cheikh Hamdi, soulignant qu’après «ces deux engagements, les Américains ont également participé à la guerre en Libye, sous couvert de l’Otan, bien que les instigateurs étaient le Royaume-Uni et la France. Le tout dans le sillage des événements ayant secoué plusieurs pays arabes, surnommés abusivement par les médias mainstream le "printemps arabe". Il s’en est suivi la guerre en Syrie, à laquelle les services de renseignement américains ont activement pris part. Le chaos généré en Irak et en Syrie a permis l’émergence de Daech* contre lequel les États-Unis ont monté une coalition internationale avec plusieurs dizaines de pays alliés ou amis. Entretemps, un autre conflit s’est déclenché au Yémen suite à l’intervention de l’Arabie saoudite, principal allié des États-Unis dans la région, à la tête d’une autre coalition, cette fois-ci arabe.»
Et de constater que «tous ces conflits, vendus à l’opinion publique internationale comme des opérations chirurgicales, dont les durées n’allaient pas excéder les quelques semaines ou les quelques mois, ont en réalité duré des décennies. La guerre en Afghanistan a duré 20 ans, alors que l’objectif était juste de chasser les talibans* du pouvoir, accusés d’avoir donné refuge à Oussama Ben Laden. Celle de l’Irak dure depuis 17 ans, alors qu’au début il s’agissait de mettre fin au régime de Saddam Hussein. Enfin, les guerres en Libye et en Syrie durent depuis plus de 10 ans, alors qu’elles avaient pour but de chasser du pouvoir les dirigeants de ces deux pays. Celle du Yémen a déjà sept ans et elle est loin d’une résolution».
Ainsi, l’expert s’interroge: «Pourquoi ces guerres ne trouvent-elles pas de fin après des décennies, alors qu’il est évident qu’elles ont atteint, au moins en Afghanistan, en Libye et en Irak, leurs objectifs tactiques? Le but ne serait-il pas en définitive de semer le chaos et de l’entretenir à dessein pour atteindre des objectifs géostratégiques? Que signifie le retour victorieux des talibans* à Kaboul, après tant d’années de guerre et de présence militaire étrangère? Les États-Unis et leurs alliés sont-ils réellement allés dans ces pays pour bâtir des démocraties et des États forts et de droit?»

Quid de la situation en Libye et au Sahel?

Deux ans après la chute de Kadhafi, la capitale malienne a failli tomber entre les mains d’organisations terroristes, dont certaines ont prêté allégeance à Al-Qaïda et à Daech*. En 2013, à la demande du gouvernement malien, la France est intervenue militairement dans le cadre de l’opération Serval, qui a cédé la place à Barkhane et à la Force G5 Sahel en 2014, mise sur pied sous les auspices de l’armée française.            
Pour l’expert, «il est évident que c’est la destruction de la Libye qui a transformé toute la région du Sahel en terrain infesté par les organisations terroristes et criminelles», soulignant que «sans le départ des mercenaires de ce pays, estimés entre 20.000 et 30.000 par l’Onu, le processus politique initié lors du sommet de Berlin II n’a aucune chance d’aboutir. Sans le concours de la communauté internationale, notamment des pays ayant pris part à l’agression de la Libye en 2011 pour faire partir ces mercenaires venus du Tchad, du Soudan et de Syrie, les élections présidentielles et législatives prévues en décembre ne pourront se tenir».

De l’Afghanistan au Sahel, quel avenir pour la présence française?

Enfin, Soulaimane Cheikh Hamdi juge que «si les États-Unis ont laissé tomber l’Afghanistan entre les mains des talibans* après 20 ans de guerre et se préparent à se retirer également du Moyen-Orient pour redéployer leurs forces dans la région du Pacifique face à la Chine, la Russie et l’Inde, ce n’est pas au Sahel, où ils ont beaucoup moins d’intérêts stratégiques, qu’ils vont maintenir un engagement actif lourd pour lutter contre "le terrorisme et le djihadisme"».
Dans ce contexte, il estime que les Américains «vont vraisemblablement adopter la même démarche, laissant dans le désarroi leurs alliés, exactement comme en Afghanistan. Ainsi, est-ce que la France a les moyens humains, financiers et logistiques pour accéder à la demande du fils de feu Shah Massoud de l’aider à résister face aux talibans*? C’est pratiquement impossible, d’autant plus que les élections présidentielles de 2022 avancent à pas de géant en France et Macron n’a strictement pas le droit à l’erreur. Par ailleurs, si la France a les moyens, elle ferait mieux de les utiliser au Sahel où elle a des intérêts économiques, géopolitiques et géostratégiques vitaux. C’est justement la raison qui la pousse à réduire ses effectifs de près de moitié d’ici 2022, dans un contexte de contestation de sa présence de plus en plus affirmée par les Africains et de redéfinition des équilibres et des alliances des pays de la région avec de nouveaux intervenants internationaux, comme la Chine, la Russie, la Turquie et Israël».
*Organisation terroriste interdite en Russie
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